HÉROÏNE sur ordonnance

 

PEPS = Programme Expérimental de Prescription de Stupéfiants

 

EN SUISSE, c'est un programme thérapeutique révolutionnaire :
Délivrer aux héroïnomanes en état de tragique dépendance leur dose quotidienne.

But : les libérer de la recherche frénétique de leur substance pour mieux soigner leur psychisme et les réinsérer peu à peu dans une vie presque normale. Beaucoup ont ainsi déjà été sauvés.

Un bilan positif pour une méthode plutôt paradoxale adoptée par d'autres pays européens. La France ne veut pas en entendre parler.

Le centre du canton de Genève (le seul en Suisse francophone) est l'un des maillons d'une politique fédérale des drogues qui opère tous azimuts : prévention, traitements diversifiés, réduction des méfaits et répression.
Lancée il y a dix ans, cette politique devait répondre à la multiplication des «drug scenes» -en clair, des lieux où les gens se shootent devant tout le monde-, notamment à Zurich.
Au fil des années et avec l'irruption du sida, les policiers se sont rendu compte assez vite qu'ils n'avaient plus affaire à des drogués, mais à des malades proches de la mort.
J'entends encore le chef de la police me dire : «Maintenant on arrête, y en a marre. Il faut que ce soit les responsables de la santé publique qui interviennent, plus nous», indique le Dr Annie Mino, une pionnière en matière de prescription médicale des stupéfiants.
Vingt-six centres de délivrance d'héroïne voient alors le jour en Suisse. Une initiative pragmatique unique au monde.

Les critères d'entrée sont sévères : «Il faut impérativement avoir 18 ans révolus, résider à Genève depuis au moins deux ans, laisser son permis de conduire durant toute la durée du traitement, être héroïnomane depuis au moins deux ans, avoir subi deux échecs thérapeutiques documentés, avoir des problèmes sociaux et faire une déclaration écrite de consentement», énumère le Dr Croquette-Krokar. Cette année ils sont 45 pour le canton de Genève et 1200 à travers toute la Suisse.

Un exemple : Alex, deux fois par jour, et depuis trois ans et demi, se rend au centre. Changement notoire pour l'ancien toxico, depuis son arrivée au centre, il ne court plus après l'argent. Les patients ne paient que 10% de leur traitement. Le reste est pris en charge par la Caisse d'assurance-maladie suisse. «Rien que ça, socialement, c'est le jour et la nuit. Avant, tout ce que je gagnais passait là-dedans», confie-t-il. Aujourd'hui, Alex, 36 ans révolus, vit enfin en appartement et consacre ses journées aux petits boulots. Pour ces patients, le Peps est le programme de la dernière chance après moult overdoses et tentatives de suicide. La majorité s'injecte de l'héroïne depuis plus de douze ans, 80% d'entre eux ont des troubles de la personnalité, 25% ont le sida et 85%, l'hépatite C. Des rescapés. Programmes de substitution à la méthadone, à la buprénorphine (Subutex), sevrages à sec... Ils ont tout essayé avant de frapper à la porte du Peps. Le contrat est clair : le centre procure de l'héroïne dans des conditions d'hygiène et de sécurité irréprochables, en échange, le toxicomane doit respecter le programme à la lettre. «Ils entrent dans un réseau sanitaire, social et judiciaire», explique Jean-François Degand. Le but ? «Les maintenir en vie, les aider à se passer du produit en travaillant sur l'aspect psychiatrique», complète l'infirmier. L'objectif principal n'est donc pas de les faire décrocher mais d'améliorer leur qualité de vie en répondant à leurs besoins. Ce qui n'empêche pas 80% des toxicomanes du centre de viser l'abstinence.

Alex : «Sans le Peps, je serais mort au fond d'une cave»
«quand je replonge, j'enchaîne cambriolages et rackets. Résultat : trois ans de prison. Le déclic se fait grâce à un long séjour à l'hôpital. Après une infection à une jambe, puis un abcès et un début de gangrène osseuse à la suite de mauvaises injections, je décide d'arrêter les frais. Je découvre alors le Peps.» Une bouée de sauvetage qui met fin à vingt ans de galère. Très vite Alex reprend du poids. Il soigne ses blessures, physiques et morales. «La chance que j'ai, c'est dêtre séronégatif au V.i.h.» confie-t-il. Aujourd'hui le combat continue. «Sans le Peps, je serais mort au fond d'une cave. Ce centre est en train de me sauver la vie. Je suis un privilégié.»

Quatre pays européens tentent la même expérience.
A ce jour la France est encore réfractaire.
Dix ans après le lancement de cette politique des drogues, le bilan est positif. Amélioration de l'état physique des toxicomanes; chute de la consommation d'alcool et d'autres stupéfiants; meilleure intégration sociale; baisse de la criminalité, de la délinquance, de la prostitution, de la diffusion du sida et de l'hépatite. Même financièrement les Suisses y trouvent leur compte. Car les toxicomanes les plus chers sont les toxicomanes non soignés. Un patient au Peps coûte 61 francs suisses (39,30 euros) par jour. Laissé à la rue, sans traitement, 91 francs suisses (58,60 euros). Un investissement rentable ! D'ailleurs, au vu de ces résultats, plusieurs pays européens ont sauté le pas.
L'Allemagne, la Hollande, l'Angleterre et, plus récemment, l'Espagne, avec l'ouverture en août 2003 d'un centre à Grenade, délivrent aujourd'hui de l'héroïne sous contrôle médical.

La France fournissait l'héroïne à la Suisse pour ses premiers traitements

Questions à Didier Jayle, président de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt)

Comment expliquez-vous le retard de la France ?

Je ne comprends pas. Il y a beaucoup d'incompréhensions et peu d'informations. Les traitements médicalisés d'héroïne sont parfaitement acceptés par les conventions internationales et l'O.i.c.s. (Organe international de contrôle des stupéfiants). Tous les professionnels de terrain savent qu'un héroïnomane qui se shoote depuis 15 ans, et qui a connu plusieurs échecs thérapeutiques, vit une situation dramatique. La mort le guette. L'expérience suisse montre bien que cela peut être un premier pas vers des traitements plus classiques et l'accès aux soins. C'est un plan de sauvetage. Le but final est la réinsertion et, pourquoi pas, l'abstinence totale.

Les caisses d'assurance-maladie suisses prennent en charge 90% du traitement; peut-on imaginer la Sécurité sociale française faire de même ?
La production de l'héroïne ne coûte pas cher. La France fournissait d'ailleurs l'héroïne à la Suisse pour ses premiers traitements. Ce qui est cher dans ces programmes, ce sont les équipes. A raison de trois injections par jour, il faut du personnel hospitalier. Vu le public auquel on s'adresse -des gens très malades, infectés par le V.i.h., les virus des hépatites B et C-, la Sécurité sociale française devrait bien sûr, elle aussi, prendre en charge ces traitements.

   

 

 

 

 

 

 

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