DISPARAITRE
Septembre 2006

Olivier et Patrick POIVRE D'ARVOR

Extraits...

Mila a attendu la fin de la journée avant d'ouvrir le télégramme de Lawrence. Les dernières lettres étaient explicites. Le forcené de Clouds Hill ne tenait plus en place, ne tenait plus à la vie. Entre l'ombre et la lumière, Lawrence n'avait d'ailleurs jamais su choisir. Il voulait donc s'effacer sous les feux de la rampe. À Mila, il avait déjà écrit la force de ses ambiguités depuis cette crise, à trente ans, dans le désert : "... Il y avait aussi la hantise de la célébrité... Et l'horreur de passer pour en avoir le goût... Des ambitions personnelles me sollicitaient mais jamais pour longtemps, car ma nature critique me poussait à en refuser les fruits avec dégoût."
Une lettre de Clouds Hill à Jérusalem met à peine deux semaines pour arriver, un télégramme ne se justifie donc que pour une raison urgente. Le coeur de Mila s'emballe. Avant de prendre connaissance du message, comme on se prépare à une cérémonie d'importance, elle ouvre le dernier livre qu'il lui a envoyé. Y retrouve le ton de leur conversation. Elle se sent rassurée, une fois encore. Il lui est arrivé de temps à autre, de penser que Lawrence couchait avec des hommes, dans ces baraquements militaires, même s'il lui a juré le contraire : "Je ne pourrais jamais faire ça, je crois : je n'ai encore jamais vu naître en moi une pulsion assez forte pour m'inciter à toucher un autre être." Au début, elle s'était dit que s'il la trompait avec un homme, elle ne se sentirait pas trahi, mais, au fil du temps, leur séparation qui s'éternise l'a conduite à éprouver une étrange jalousie. Une lettre l'avait apaisée : "Quiconque écouterait ce qui se dit dans une chambrée d'aviateurs croirait avoir affaire à l'antre de la turpitude. Comme si nous n'étions pas trop proches de nos voisins, et aussi trop sales pour être attirants ! De tout ce qu'on a fait dans un camp militaire, même si ce n'est pas en public, tout le monde est au courant. Je suis passé par quatre de ces grand camps : il n'y avait que cinq types en tout à faire l'amour comme des bêtes. Evidemment, d'autres étaient tentés de suivre leur exemple, mais ils luttaient contre le passage à l'acte, comme l'aviateur normal combat son envie de femmes pour rester physiquement en forme."
Mila se décide à ouvrir le télégramme. Puis ses yeux s'embuent. Lawrence, toujours mystérieux, parfois facétieux, lui donne rendez-vous. Dans quatre jours exactement. Pas trop loin de Jérusalem. Elle aura le temps d'arriver. Ce sera leur dernière nuit. Mais, comme ils se le sont juré, ils ne se donneront pas l'un à l'autre. Jamais.


La disparition
par Lowell Thomas

Il y a quelques jours, Lawrence d'Arabie a choisi, à moto, de disparaître. L'affaire est bien plus ancienne. Tout à commencé quand le soldat aviateur John Hume Ross, numéro de matricule 352087, est affecté le 8 novembre 1922 à l'école de photographie de Farnborough. Thomas Edward Lawrence est admis comme simple recrue rampante - c'est-à-dire non naviguante - au bureau de recrutement de la Royal Air Force, engagement qu'il doit à sir Hugh Trenchard, une vieille connaissance du Caire, devenu chef de l'état-major de l'armée de l'air. Lawrence a trente-quatre ans, il est squelettique, la visite médicale révèle ses cicatrices. Il change alors de vie. Suicide spirituel. Fausses identités, faux antécédents, faux âge. Son entourage a pourtant tout tenté pour le convaincre de s'engager sous son grade d'officier et sous son vrai nom.
Il explique des jours, des heures durant qu'il veut effacer toute trace du passé. Que Lawrence d'Arabie est mort, "pire que mort". Qu'il ne ferra jamais de politique et ne reverra pas ses amis arabes.

Mais rare sont ceux qui savent sa vérité intime. Lawrence se sent à des années-lumières du colonel Lawrence portant beau dans le salon de l'Horlogerie du quai d'Orsay, à Paris en 1919. La moitié de ses dents sont en or, son corps est zébré par des marques de fouet et son accent cockney fait honte à ses amis londonniens. Il s'observe du coin de l'oeil, il s'écoute, il ne s'aime plus. en a assez de lui. Il veut disparaître. DISPARAITRE.


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Lorsque Lawrence rendit, de bon coeur, son âme à Dieu ou à qui voulait bien la prendre, l'obscurtié envahit toute la chambre de l'hôpital de Bovington.

À neuf heures trente-cinq du soir, après sept jours et six nuits de coma profond, Lawrence pousse son dernier soupir. Il a dit ce qu'il avait à dire et n'a rien à rajouter. Arnold recouvre son corps d'un drap blanc, jusqu'aux épaules. La mort est devenue sa servante.

Arnold sort de sa poche son exemplaire personnel des Sept pilliers de la sagesse, l'ouvre à une page cornée et lit à voix haute : "Il nous a dit de le laisser tranquille, car il étant mourant et heureux de mourir; il ne tenait plus à la vie. En fait, il y a longtemps qu'il en était ainsi. Les hommes très las et très tristes tombent souvent amoureux de la mort..."
Il se tourne alors vers Sélim et lui raconte la fin du guide préféré de Lawrence, qu'il avait été obligé d'achever parce que intransportable. C'était à peu près la mort de Dahoum :
- Je m'agenouillai à côté de lui, mon pistolet au niveau du sol, près de sa tête, afin qu'il ne puisse voir ce que j'allais faire; mais il dut le deviner car il ouvrit les yeux et sa main dure et calleuse saisit la mienne... J'attendis un instant et il dit : "Dahoum va être en colère contre toi", alors que le vieux souvenir revenait, si étrange sur son visage blême et distordu. Je répondis : "Salue-le de ma part." Il me retourna la formule traditionnelle : "Que Dieu te donne la paix" et enfin, épuisé, il ferma les yeux."

Il y eut cette nuit là beaucoup d'étoiles à Karkemish. Lawrence avait dit autrefois : "Dans le ciel, j'ai tracé ma volonté en étoile."
Le bûcher s'est lentement embrasé, puis longuement consumé. Muette, la petite poignée de spectateurs s'est réchauffée à ses flammes.
Il fait froid dans les coeurs, froid dans le désert de Syrie. Du fleuve, non loin, des bords de l'Euphrate, montent des vapeurs humides, un peu de vent, puis beaucoup.
...
Lawrence a voulu mourir ainsi : c'était l'ultime disposition du testament transmis à son frère et à son fils adoptif.

Mila Aronson elle aussi avait tenu parole. À la réception du télégramme, elle avait quitté Jérusalem et s'était mise en chemin pour Karkemish. La route avait été longue, hostile parfois.
...
Elle était arrivée au jour dit, mais c'est Lawrence qui n'était pas au rendez-vous. La mort prenait son temps à Bovington. Mila avait patienté en compagnie de deux chefs de tribu dont Ned lui avait parlé. Fayçal était mort depuis deux ans, mais il avait eu la joie de voir à temps son nouveau pays, l'Irak, reconnu par la Société des Nations. C'est son fils, Ghazi 1er qui le représentait à ces étranges funérailles en souvenir du concours que Lawrence avait apporté à son père et à la révolte arabe.
En attendant l'avion qui convoyait le corps de Lawrence, Mila avait longuement parlé avec Ghazi, les chefs arabes et leurs gardes du corps bédouin. Elle s'était dit que puisqu'il y avait désormais un Irak, une Syrie, il pourrait y avoir un Etat Juif, à Jérusalem ou ailleurs. Elle s'était dit aussi qu'elle ne connaîtrait jamais ce jour-là. que la folie des hommes briserait sans doute les idéaux de ses pères, auxquels croyait pareillement Lawrence, qui ne rêvait comme elle que d'absolu.
Lorsque le corps arriva, elle prit le deuil, couverte d'un voile de soie noire. Elle conduisit le cortège funéraire au côté de Sélim, qu'elle rencontrait pour la première fois. Lawrence, qui possèdait tant de tiroirs secrets, ne lui avait jamais parlé de ce fils choisi. Tous deux assistèrent à cette crémation, avec l'effroi de ceux qui ne s'y sont pas préparés. Ils se dirigèrent ensuite vers l'Euphrate, à huit cents mêtres de là, suivis des chefs arabes. C'est Mila qui dispersa dans le fleuve une partie des cendres de son ami, selon ses dernières volontés. Elle les jeta au mileu d'un collier de jasmin et de fleurs blanches qu'une femme du village avait tressé pour l'occasion. Les fleurs hésitèrent un long instant, retenues par un tourbillon qui les emportait au fond de l'Euphrate, puis se fondirent dans le courant qui coulait vers Bagdad. Mila tourna la tête pour pleurer en silence.
Sélim ramassa dans une urne le reste des cendres de son père adoptif et, suivi de Mila, de Ghazi et de tous les orphelins de ce prince sans couronne, se dirigea vers le site des fouilles, désertées depuis de longues années, il abandonna au vent du désert les cendres du héros de la révolte arabe, là même où Lawrence, un quart de siècle plutôt, avait jeté son dévolu et trouvé son bonheur. Là où il avait découvert cette maxime de La Rochefoucauld par laquelle il concluait sa lettre à Sélim : "Ni le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement."
Là où désormais Lawrence reposerait en paix parmi les siens, poussière dans le désert.

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" Je demeurai debout à côté de son lit et le contemplais, gisant, la tête enveloppée de coton neigeux. Il n'y avait rien d'autre dans la chambre qu'un petit autel orné de muguet et d'un bouquet de roses rouges. Je m'étais préparé à être cruellement affecté par ce que j'allais voir, mais sa blessure était située à l'arrière du crâne et, en dehors d'une ecchymose au-dessus de l'oeil gauche, il n'était pas du tout défiguré. Son nez, délicatement incurvé, était un peu plus mince, et son menton moins carré. Son visage arborait une expression indiciblement calme. Un sourire un peu dédaigneux flottait sur ses lèvres. On ne voyait ni ses mains ni ses cheveux, seulement un masque puissant, couleur de viel ivoire, qui semblait vivant par contraste avec la stérilité chimique des pansements qui l'encapuchonnaient. Il y avait quelque chose d'irréel dans ces linges mortuaires qui ressemblaient si étrangement à l'abaya, au keffieh et à l'agal d'un prince arabe. Une extraordinaire impression de force, de noblesse et de gravité émanait de lui..."

Sir Ronald Storrs


"Tous les hommes rêvent, mais pas de la même façon. Ceux qui rêvent la nuit, dans les replis poussiéreux de leurs pensées s'éveillent le jour et rêvent que c'était vanité. Les rêveurs du jour sont des hommes dangereux, car ils peuvent vivre leur rêve les yeux ouverts, pour le rendre possible."

Thomas Edward Lawrence
1888-1935