DISPARAITRE
Septembre 2006

Olivier et Patrick POIVRE D'ARVOR

Extraits...

Mila aurait aimé poser d'autres questions mais elle sentait l'embarras de Lawrence.
- Vous aimez Jérusalem ?
- C'est une ville sale... Et déjà un musée. Le passé y est trop écrasant. C'est une ville pour visiteur de passage....
Il n'avait pas poussé plus loin. Disserter sur Jérusalem lui paraissait soudain hors de propos en cette minute. Mila avait posé la main sur son avant-bras, remontait à présent sur son torse, lui caressait le visage. C'était la première fois qu'un être humain, la première fois qu'une femme s'approchait d'aussi près de lui. À sa grande surprise, il eut, pour elle, en retour, des gestes de tendresse et lui caressa la nuque, baisa ses tempes. Avant de se relever brusquement.
- Pardonnez-moi, Mila.
Elle lui demanda de se détendre, de s'abandonner. Promettant de s'occuper chastement de lui et joignant le geste à la parole. Il se redressa mécaniquement, ôta cette main qui commençait à le caresser et parla comme un automate, sans la regarder.
Ce n'était pas ce qu'il appelait le "côté répugnant" de la sexualité qui le heurtait, mais la facilité avec laquelle on se laissait aller. Plutôt que de ne rien contrôler, d'être prisonnier de ses désirs, il préférait rester nuit après nuit allongé sur son lit à écouter le bouillonnement de ses instincts... et les dominer.
Mila n'insista pas. Lawrence lui raconta la vie entre hommes dans les camps, ces chambrées, ces paroles salaces qui s'échangent après l'extinction des feux. Il évoqua ce besoin compulsif des jeunes hommes d'assouvir leurs désirs, la force et la gaucherie de leurs étreintes, la sensualité des garçons vivant les uns sur les autres.
- Je n'ai quant à moi, jamais souffert de privations, je n'ai jamais laissé mon corps se dégrader. Les ardeurs de ma chair et de mon sang sont très maîtrisées. Tout comme ma soif, ma faim, ma fatigue dans le désert. En fait, tout est toujours affaire de volonté.
Mila s'était étendue sur le lit. Il alla la rejoindre et s'abandonna dans ses bras. Il trouvait de l'excitation à cette proximité et sentit naître en lui un trouble qu'il n'avait jamais connu. Il lui parla encore un peu à mi-voix.

Et puis il s'interrompit. Èpuisé, il s'assoupit sur son épaule. Les derniers mois avaient été si rudes. La nuit de Deraa, surtout, quelques jours auparavant. Il lui raconta tout. Lui montra les horribles cicatrices laissées par le fouet sur tout le corps.
Lawrence était meurtri bien au-delà de son épiderme. Au-dessus de la hanche, cette profonde blessure, encore recouverte d'une gaze : la dague du gouverneur turc de Deraa. Les plaies étaient impressionnantes. Il ne voulait pas les lui dévoiler, quel que fût le désir que lui inspirait cette femme. Il trouva un peu de répit auprès d'elle et leurs récits croisés le bercèrent. Mila l'allongea, lui ôta sa chemise puis tenta de le glisser sous les draps et la couverture. Lawrence dormait profondement. Se laissait faire, lui l'intouchable. Mila regardait ce corps, décharné, rabougri.
Quand elle se fut assurée qu'il rêvait les yeux ouverts, elle éteignit les deux lampes de chevet, déposa un baiser sur ses lèvres, sans le réveiller, et tira la porte de la chambre derrière elle.

C'est à Mila et à elle seule qu'en cette nuit de décembre 1917, à Jérusalem, il avait fait cette confession. Le lendemain matin il lui avait envoyé son ordonnance avec un bouqet de jasmin. Pour lui proposer de passer la journée avec lui. Il avait une voiture, un chauffeur. Elle avait tenu à le conduire chez elle, dans le fief Aronzon. À Zikhron Yaakov, cette colonie dont son grand-père adoptif avait été l'un des fondateurs. C'est là qu'Aaron avait été élevé.

[...]

Ils restèrent la nuit chez elle, dans la maison de Zikhron. Elle avait préparé un dîner, il goûta un peu d'alcool - il n'en avait jamais bu -, mangea de bon appétit du poisson grillé, lui le végétarien. Il se sentait heureux comme il l'avait rarement été. Il devenait loquace, se laissa caresser et même embrasser. Mais il continuait à parler : de son besoin de chasteté, de pureté physique aussi bien que morale, de sa fascination pour la souffrance. Mila se met à danser pour lui, il l'a rejoignit, c'était bien la première fois, la danse lui était toujours apparue comme un péché.
C'est alors que Lawrence reparla de ce viol, de cette nuit traumatisante, de l'horreur qu'il avait toujours ressentie au moindre contact physique avec autrui, femme, homme, animal même...
- La chair n'a jamais existé pour moi. Vous êtes le premier être humain avec qui je fais "ça"...
- "Ça", comme vous dites, ça vous dégoûte encore, jeune capitaine ! Vous avez trop longtemps vécu dans l'abstinence, pris le plaisir pour une déperdition, un abaissement, alors que vous êtes jeune, vigoureux, ardent, poussé au plus profond de vos entrailles par d'irrépressibles instincts... Vous devriez vous marier !
- Et faire des enfants pendant que vous y êtes ! Vous brûlez les étapes. Je resterai chaste et célibataire. Je sais pourtant que le célibat n'est pas naturel, qu'il conduit à se replier sur soi... Et que je risque d'en être bien malheureux sur mes vieux jours. Mais tel est mon destin. Ma mère me l'a tracé dès ma plus tendre enfance. Elle ne l'a probablement pas désiré, mais c'est ainsi.

Cette nuit là encore, elle le veilla parce qu'il s'était assoupi contre sa poitrine. En procédant au même rituel : elle avait plongé sa chambre dans l'obscurité et s'était couché sur un divan à quelques mêtres de lui.
Le réveil avait été mélancolique. Lawrance était reparti pour l'Europe. Mila avait suivi sa tace, recevant de loin en loin des lettres, dénichant des articles dans la presse anglaise. La première fois, ce fut quand Lawrence accompagna l'émir Fayçal à Londres, fin 1918. Il s'était chargé de traduire les entretiens avec Balfour et Weizmann. Mila avait reçu un petit message : "Ils se sont enfin parlé, Weizmann a demandé la reconnaisance des droits nationaux juifs. Il soutient que cinq millions de juifs peuvent s'installer en Palestine. Vous allez être fière de moi : Fayçal a acquiéscé. Au cours du dîner avec lors Rothschild, il a déclaré que l'idéal du docteur Weizmann était le sien et que les liens du sang unissaient juifs et arabes..."
(...]

Mila n'avait pas souvent revu Lawrence : deux jours en avril 1921, à Jérusalem, après sa participation à la conférence du Caire, puis en octobre, toujours dans la ville sainte. Quelques jours plus tard Lawrence avait été nommé à la tête de la représentation britannique à Amman.

[...]

Sa dernière nuit avec Mila avait été orageuse. Leur relation était devenue impossible : face à face, son intransigeante abstinence, et le désir que Mila avait de lui, ne fût-ce qu'une fois. Avant même qu'il ne disparût à nouveau, elle voulait imaginer pouvoir le revoir, et même attendre un enfant de lui. S'ajoutaient à ces pulsions contrariées des divergences d'ordre politique. Lawrence, fidèle en cela à ses amis arabes soutenait Churchill qui penchait pour une interprétation plus restrictive de ce foyer national juif dont Balfour reconnaissait toujours la nécessité. Le gouvernement de Sa Majesté était bien hypocrite ! Mila s'était emportée, elle fulminait contre ce qui lui semblait être une trahison.
- Pourquoi nous disputer, alors que nous allons nous quitter ? Tout cela est absurbe, trancha brutalement Lawrence.
- C'est parce que nous allons nous quitter que nous sommes craintifs comme des oiseaux avant l'orage. Vous savez bien que notre entente est parfaite... Il faut que rien ne l'altère.
- Je garderai cette rencontre au plus profond de moi. Vous m'avez tout appris, moi qui me sens si bizarrement constitué. Depuis que je suis enfant, je me prépare à entrer dans cette religion de la chasteté...
- Je ne veux pas vous prendre ce que vous tenez tant à préserver. Mais votre répulsion pour la chair est bien exagérée. Nous avons passés de belles nuits peau contre peau. Je ne pense pas que vous soyez, comme vous le dites, sexuellement paralysé. Vous faites juste semblant de prendre votre corps en horreur, de refuser l'esclavage du désir. Je vous crois asexué parce que vous le voulez bien; simplement vous aimez trop l'ascèse pour accepter de charmer ou d'être charmé.
- Je meurs d'envie de plaire, Mila. mais cette envie est si vive que je suis incapable de m'ouvrir à une autre que vous. la terreur panique de l'échec, dans un domaine aussi peu anodin, me glace avant l'heure.
Quelques mois plus tard ils reprirent leur correspondance. Pendant des années ils ne parlèrent que d'eux. La vie militaire n'encourageait guère Lawrence à tenter d'autres expériences amoureuses. Les maladies vénériennes pullulaient. Il ne voulait pas mettre en danger son âme pour "un plaisir qui -selon des sources fiables, écrivait-il à Mila- dure moins d'une minute trois quarts".
Mila lui tenait à distance la chronique de la Palestine qu'il avait connu et aimé.

[...]

Au tout début des années 30 , Lawrence eut un pincement au coeur. Il s'étonna de ressentir une pareille émotion. Mila venait de lui faire savoir qu'un des intellectuels qui l'avaient prise sous sa coupe, Gershom Scholem, voulait la marier.
...

D'avantage que de son travail au sein de l'Alliance pour la Paix, Mila parlait surtout désormais de sa solitude, de l'amour qu'elle continuait à porter à Lawrence. Elle avait été à jamais bouleversée par sa rencontre avec lui. Il était si singulier. Depuis ces nuits passées à ses côtés, elle n'avait pas cherché à rencontrer d'autres hommes. Elle finissait par espérer que son bel officier restât chaste. Elle se mit à le lui réclamer dans ses propres lettres. Lawrence se faisait rassurant :"Ainsi que je l'ai écrit -avec un certain courage, je crois : peu de gens avouent une ignorance aussi préjudissiable- je ne l'ai jamais fait et n'en ai guère le désir." Elle l'encouragea à tenir ses engagements y compris entre garçons, dans "le célibat forcé" de l'étreinte rugueuse de leurs couvertures". Le mois suivant, il précisa sa pensée : "Si la complicité est parfaite, le plaisir pris avec un autre corps est aussi bref que l'acte solitaire, alors l'orgasme n'est, en vérité, rien qu'un spasme, une infime fraction sur le fil du rasoir du temps, lequel s'émousse par la récidive. C'est au point que la tentation s'éclipse et n'est plus qu'indifférence, dégoût et lassitude : elle ne revient qu'une fois par hazard, comme un besoin naturel..."
À cette évocation, Mila avait souri. Elle savait que, même au bout du monde, cet amant compliqué lui resterait fidèle jusqu'à la mort.

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