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Enregistrements pirates


Philippe Delerm

 

Pierre et seul pour la vie

 

Sur le mur du tunnel pietonnier, sous le RER, les lettres noires irrégulières se détachent. Des milliers de gens passent devant cette phrase tous les jours. Pour beaucoup, elle a cessé d'exprimer un message, est devenue tellement familière qu'elle sert de baromêtre à leur humeur du moment, leur fatigue ou leur énergie, et plus souvent à leur indifférence : ce tunnel n'est qu'un territoire d'écoulement anonyme. «Pierre et seul pour la vie.» La première fois qu'on la décrypte, on est touché. On ressent la faute d'ortographe comme l'émanation d'un chagrin plus fort, irrémédiable. C'est peut-être absurbe, une sorte de racisme à l'envers, un politiquement correct qui ne manque pas une occasion de se donner bonne conscience. C'est ce qu'on pense après, quand on revoit les mots. Mais l'impression première reste la plus forte. Ce «Pierre et seul» est une tâche de sang dans le ronron des trajets monotonniers. Quelqu'un qui n'écrit pas souvent a écrit ça. La nuit, après pas mal d'alcool sans doute.
Un chagrin d'amour. Beaucoup d'emphase mélodramatique, mais pèse-t-elle tout à fait du même poids s'il s'agit de quelqu'un qui ne lit plus jamais ? «Pour la vie» serait un cliché presque indécent sous la plume d'un nanti culturel. Mais sous la bombe de peinture d'un errant, «pour la vie» sonne tout triste, simplement.
Le lyrisme toutefois réside moins dans «et», dans «pour la vie», que dans le prénom - Pierre. Il aurait pu dire "je". Mais bien avant le chant du coq, Pierre s'est donné en pâture à un public qui ne le connaît pas. Sa confidence dérisoire bave un peu. Il a parlé de lui à la troisième personne, s'est regardé pleurer, s'est fait pleurer, peut-être ? Les mots ont-ils exorcisé ce trop-plein maladroit ? Ils restent sur le mur en attendant qu'on le repeigne. Certains les lisent et sont touchés pour la première fois.

           

 

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