Voilà à peu près comment j'ai vécu et puis la semaine dernière, elle a dit son prénom au téléphone :
- C'est Héléna.
- Héléna ?
- Je ne te dérange pas ?
J'avais mon petit garçon sur les genoux qui essayait d'attraper le combiné en couinant.
- Ben...
- C'est ton enfant ?
- Oui.
- Il a quel âge ?
- ... Pourquoi tu m'appelles comme ça ?
- Il a quel âge ?
- Vingt mois.
- Je t'appelle parce que je voudrais te voir.
- Tu veux me voir ?
- Oui.
- Qu'est-ce que c'est que ces conneries ?
- ...
- Juste comme ça. Tu t'es dit tiens !... J'ai envie de le revoir...
- Presque comme ça
- Pourquoi ?... Je veux dire pourquoi maintenant ?... Après toutes ces ann...
- ... Douze ans. Ça fait douze ans.
- Bon. Et alors ?... qu'est-ce qui se passe ? Tu te réveilles ? Qu'est-ce que tu veux ? Tu veux savoir l'âge de mes enfants ou si j'ai perdu mes cheveux ou... ou voir l'effet que tu me ferais ou... ou c'est juste comme ça, pour parler du bon vieux temps ?!
- Écoute, je ne pensais pas que tu allais le prendre comme ça, je vais raccrocher. Je suis désolée. Je...
- Comment tu as retrouvé mon numéro ?
- Par ton père.
- Quoi !
- J'ai appelé ton père tout à l'heure et je lui ai demandé ton numéro, c'est tout.
- Il s'est rappelé de toi ?
- Non. Enfin... je ne lui ai pas dit qui j'étais.
J'ai posé mon fils par terre qui est parti rejoindre ses soeurs dans leur chambre. Ma femme n'était pas là.
- Attends, ne quitte pas... « Marie ! Est-ce que tu peux lui remettre ses chaussons, s'il te plaît ? »... Allô ? Tu es là ?
- Oui.
- Alors ?...
- Alors quoi ?...
- Tu veux qu'on se revoie ?
- Oui. Enfin pas longtemps. Juste prendre un verre ou marcher un petit moment, tu vois...
- Pourquoi. Å quoi ça servirait ?
- C'est juste que j'ai envie de te revoir. De parler un petit peu avec toi.
- Héléna ?
- Oui.
- Pourquoi tu fais ça ?
- Oui pourquoi tu me rappelles ? Pourquoi si tard ? Pourquoi maintenant ? Tu ne t'es même pas demandé si tu risquais pas de mettre le merdier dans ma vie... Tu fais mon numéro et tu...
- Écoute Pierre. Je vais mourir.
- ...
Je t'appelle maintenant parce que je vais mourir. Je ne sais pas exactement quand mais dans pas très longtemps.
J'éloignais le téléphone de mon visage comme pour reprendre un peu d'air et j'essayais de me relever mais sans succès.
- C'est pas vrai.
- Si c'est vrai.
- Qu'est-ce que tu as ?
- Oh... c'est compliqué. Pour résumer on pourrait dire que c'est mon sang qui... enfin je ne sais plus trop ce qu'il y a maintenant parce que les diagnostics s'embrouillent mais enfin c'est un drôle de truc quoi.
Je lui ai dit :
- Tu es sûre ?
- Attends ? mais qu'est-ce que tu crois ? Que je te raconte des craques bien mélo pour avoir une raison de t'appeler ?!!
- Excuse-moi.
- Je t'en prie.
- Ils se trompent peut-être.
- Oui... Peut-être.
- Non ?
- Non. Je ne crois pas.
- Comment c'est possible ?
- Je ne sais pas.
- Tu souffres ?
- Couci-couça.
- Un petit peu en fait.
- Tu veux me revoir une dernière fois ?
- Oui. On peut dire comme ça.
- ...
- ...
- Tu n'as peur d'être déçue ? Tu ne préfères pas rester sur une... bonne image ?
- Une image de quand tu étais jeune et beau ?
Je l'entendais sourire.
- Exactement. Quand j'étais jeune et beau et que je n'avais pas de cheveux blancs...
- Tu as des cheveux blancs ?!
- J'en ai cinq je crois.
- ah ! ça va, tu m'as fait peur ! Tu as raison. Je ne sais pas si c'est une bonne idée mais j'y pense depuis un bout de temps... et je me disais que c'était vraiment une chose qui me ferait plaisir... Alors comme il n'y a plus beaucoup de choses qui me font plaisir ces derniers temps... je... je t'ai appelé.
- Tu y penses depuis combien de temps ?
- Douze ans ! Non... Je plaisante. J'y pense depuis quelques mois. Depuis mon dernier séjour à l'hôpital pour être exacte.
- Tu veux me revoir, tu crois ?
- Oui.
- Quand ?
- Quand tu veux. Quand tu peux.
- Tu vis où ?
- Toujours pareil. Å cent kilomêtres de chez toi je crois.
- Héléna ?
- Oui ?
- Non rien.
- Tu as raison. Rien. C'est comme ça. C'est la vie et je ne t'appelle pas pour détricoter le passé ou mettre Paris dans une bouteille, tu sais. Je...
Je t'appelle parce que j'ai envie de revoir ton visage. C'est tout. C'est comme les gens qui retournent dans le village où ils ont passé leur enfance ou dans la maison de leurs parents... ou vers n'importe quel endroit qui a marqué leur vie.
- C'est comme un pélérinage quoi.
Je me rendais compte que je n'avais plus la même voix.
- Oui exactement. C'est comme un pélerinage. Å croire que ton visage est un endroit qui a marqué ma vie.
- C'est toujours triste les pélerinages.
- Pourquoi tu dis ça ?! Tu en as jamais fait !?
- Non. Si. Å Lourdes...
- Oh ben alors oui... alors là, Lourdes, évidemment...
Elle se forçait à prendre un ton moqueur.
J'entendais les petits qui se chamaillaient et je n'avais plus du tout envie de parler. J'avais envie de raccrocher. J'ai fini par lâcher :
- Quand ?
- C'est toi qui me dis.
- Demain ?
- Si tu veux.
- Où ?
- Å mi-chemin entre deux villes. Å Sully par exemple...
- Tu peux conduire ?
- Oui. Je peux conduire.
- Qu'est-ce qu'il y a à Sully ?
- Ben pas grand chose j'imagine... on verra bien. On n'a qu'à s'attendre devant la mairie...
- Å l'heure du déjeuner ?
- Oh non. C'est pas très rigolo de manger avec moi tu sais...
Elle se forçait à rire encore.
- ... Après l'heure du déjeuner ça sera mieux.
*
Il n'a pas pu s'endormir cette nuit-là. Il a regardé le plafond en ouvrant grand ses yeux. Il voulait les garder bien secs. Ne pas pleurer.
Ce n'était pas à cause de sa femme. Il avait peur de se tromper, de pleurer sur la mort de sa vie intérieure à lui plutôt que sur sa mort à elle. Il savait que s'il commençait, il ne pourrait plus s'arrêter.
Ne pas ouvrir les vannes. Surtout pas. Parce que depuis tant d'années maintenant qu'il paradait et qu'il grognait sur la faiblesse des gens. Des autres. De ceux qui ne savent pas ce qu'ils veulent et qui traînent toute leur médiocrité après eux.
Tant d'années qu'il regardait avec une tendresse de merde le temps de sa jeunesse. Toujours, quand il pensait à elle, il relativisait, il faisait semblant d'en sourire ou d'y comprendre quelque chose. Alors qu'il n'avait jamais rien compris.
Il sait parfaitement qu'il n'a aimé qu'elle et qu'il n'a jamais été aimé que par elle. Qu'elle a été son seul amour et que rien ne pourra changer tout ça. Qu'elle l'a laissé tomber comme un truc encombrant et inutile. Qu'elle ne lui a jamais tendu la main ou écrit un petit mot pour lui dire de se relever. Pour lui avouer qu'elle n'était pas si bien que ça. Qu'il se trompait. Qu'il valait mieux qu'elle. Ou bien qu'elle avait fait l'erreur de sa vie et qu'elle l'avait regretté en secret. Il savait combien elle était orgueilleuse. Lui dire que pendant douze ans elle avait morflé aussi et que maintenant elle allait mourir.
Il ne voulait pas pleurer et pour s'en empêcher, il se racontait n'importe quoi. Oui. C'est ça. N'importe quoi. Sa femme en se retournant a posé sa main sur son ventre et aussitôt il a regretté tous ces délires. Bien sûr qu'il a aimé et a été aimé par une autre, bien sûr. Il regarde ce visage près de lui et il prend sa main pour l'embrasser. Elle sourit dans son sommeil.
Non il n'a pas à gémir. Il n'a pas à se mentir. La passion romantique, hé ho, ça va un moment. Mais maintenant basta, hein. En plus demain après-midi ça ne l'arrange pas trop à cause de rendez-vous avec le gars de Sygma II. Il va être obligé de mettre Marcheron sur le coup et ça vraiment, ça ne l'arrange pas parce que avec Marcheron...
Il n'a pas pu s'endormir cette nuit-là. Il a pensé à plein de choses.
C'est comme ça qu'il pourrait expliquer son insomnie, sauf que sa lampe éclaire mal et qu'il n'y voit rien et que, comme au temps des gros chagrins, il se cogne partout.
*
Elle n'a pas pu s'endormir cette nuit-là mais elle a l'habitude. Elle ne dort presque plus. C'est parce qu'elle ne se fatigue plus assez dans la journée. C'est la théorie du médecin. Ses fils sont chez leur père et elle ne fait que pleurer.
Pleurer. Pleurer. Pleurer.
Elle se brise, elle lâche du lest, elle se laisse déborder. Elle s'en fout, elle pense que maintenant ça va bien, qu'il faudrait passer à autre chose et dégager la piste parce que l'autre a beau dire qu'elle ne se fatigue pas, il n'y comprend rien avec sa blouse proprette et ses mots compliqués. En vérité elle est épuisée. Épuisée.
Elle pleure parce que, enfin, elle a appelé Pierre. Elle s'est toujours débrouillée pour connaître son numéro de téléphone et plusieurs fois, ça lui est arrivé de composer les dix chiffres qui la séparaient de lui, d'entendre sa voix et de raccrocher précipitamment. Une fois même, elle l'a suivi pendant toute une journée parce qu'elle voulait savoir où il vivait et qu'elle était sa voiture, où il travaillait, comment il s'habillait et s'il avait l'air soucieux. Elle a suivi sa femme aussi. Elle avait été obligée de reconnaître qu'elle était jolie et gaie et qu'elle avait des enfants de lui.
Elle pleure parce que son coeur s'est remis à battre aujourd'hui alors qu'elle n'y croyait plus depuis longtemps. Elle avait eu une vie plus dure que ce qu'elle aurait imaginé. Elle a connu surtout la solitude. Elle croyait que c'était trop tard maintenant pour sentir quelque chose, qu'elle avait mangé tout son pain blanc. Surtout depuis qu' Ils se sont excités un jour sur une prise de sang, un examen de routine passé par hasard parce qu'elle se sentait patraque. Tous, les petits docteurs et les grands professeurs, avaient un avis sur ce truc-là mais plus grand chose à dire quand il s'était agi de l'en sortir.
elle pleure pour tellement de raisons qu'elle n'a pas envie d'y penser. C'est toute sa vie qui lui revient dans la figure. Alors, pour se protéger un peu, elle se dit qu'elle pleure pour le plaisir de pleurer er c'est tout.
*
elle était déjà là quand je suis arrivé et elle m'a souri. Elle m'a dit c'est sûrement la première fois que je te fais pas attendre, tu vois il ne fallait pas désespérer et moi je lui ai répondu que je n'avais pas désespéré.
Nous nous sommes embrassés. Je lui ai dit tu n'as pas changé. C'est idiot comme remarque mais c'était ce que je pensais sauf que je la trouvais encore plus belle. Elle était très pâle et on voyait toutes ses petites veines autour de ses yeux, sur ses paupières et sur ses tempes. Elle avait maigri et son visage était plus creux qu'avant. Elle avait l'air plus résignée alors que je me souviens de l'impression de vif-argent qu'elle donnait avant. Elle ne cessait de me regarder. Elle voulait que je lui parle, elle voulais que je me taise. Elle me souriait toujours. Elle voulait me revoir et moi je ne savais pas comment bouger mes mains ni si je pouvais fumer ou toucher son bras.
C'était une ville sinistre. Nous avons marché jusqu'au jardin public un peu plus loin.
Nous nous sommes raconté nos vies. C'était assez décousu. Nous gardions nos secrets. elle cherchait ses mots. Å un moment, elle m'a demandé la différence entre désarroi et désoeuvrement. Je ne savais plus. Elle a fait un geste pour me signifier que, de toute façon, c'était sans importance. Elle disait que tout cela l'avait rendue trop amère, ou trop dure en tous cas trop différente de ce qu'elle était vraiment à l'origine.
Nous n'avons presque pas évoqué sa maladie sauf au moment où elle a parlé de ses enfants en disant que ce n'était pas une vie pour eux. Peu de temps avant, elle avait voulu leur faire cuire des nouilles et même ça, elle n'y était pas arrivée à cause de la casserole d'eau qui était trop lourde à soulever et que non vraiment, ça n'était plus une vie. Ils avaient eu plus que leur temps de chagrin à présent.
Elle m'a parlé de ma femme et de mes enfants et de mon travail. Et même de Marcheron. Elle voulait tout savoir mais je voyais bien que la plupart du temps, elle ne m'écoutait pas.
Nous étions assis sur un banc écaillé en face d'une fontaine qui n'avait rien dû cracher depuis le jour de son inauguration. Tout était laid. L'humidité commençait à tomber et nous nous tassions un peu sur nous-mêmes pour nous réchauffer.
Enfin elle s'est levée, il était temps pour elle d'y aller.
Elle m'a dit j'ai une faveur à te demander, juste une. Je voudrais te sentir. Et comme je ne répondais pas, elle m'a avoué que pendant toutes ces années elle avait eu envie de me sentir et de respirer mon odeur. Je gardais mes mains bien au fond des poches de mon manteau parce que sinon je...
Elle est allée derrière mon dos et elle s'est penchée sur mes cheveux. Elle est restée comme ça un long moment et je me sentais terriblement mal. Ensuite avec son nez, elle est allée au creux de ma nuque et tout autour de ma tête, elle a pris son temps et puis elle est descendue le long de mon cou vers le col de ma chemise. Elle inspirait et gardait, elle aussi, ses mains dans son dos. Ensuite elle a desserré ma cravate et ouvert les deux premiers boutons de ma chemise et j'ai senti le bout de ses narines toutes froides contre la naissance de mes clavicules, je... je...
J'ai eu un mouvement un peu brusque. Elle s'est relevée dans mon dos et elle a posé ses deux mains bien à plat sur mes épaules. Elle m'a dit je vais m'en aller. Je voudrais que tu ne bouges pas et que tu ne te retournes pas. Je t'en supplie. Je t'en supplie.
Je n'ai pas bougé. De toute façon je n'en avais pas envie parce que je ne voulais pas qu'elle me voit avec mes yeux gonflés et ma gueule toute tordue.
J'ai attendu assez longtemps et je suis reparti vers ma voiture.
Fin


