Mémoire d'un croyant

Abbé Pierre


Extraits...

Trois certitudes

L'essentiel de ma vie de foi, en dépit des atrocités qui nous blessent tous, repose sur trois certitudes. Le premier fondement de ma foi, c'est la certitude que l'Eternel est Amour. Le deuxième fondement, c'est la certitude d'être aimé. Et le troisième, c'est la certitude que la liberté humaine n'a pas d'autre raison d'être que de nous rendre capables de répondre par notre amour à l'Amour.

Je me souviens d'une anecdocte. Il y a plusieurs années...
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"Alors l'Abbé Pierre, vous voilà aussi dans le cinéma ?" J'ai répondu ce que je ressens aujourd'hui très fort : "Oui, parce que, quand on devient vieux, on a l'impression d'entendre une voix au-dedans qui vous dit : "Avant de t'en aller, dis-nous ce que tu sais ! " Et ce que je sais, c'est que la vie est un temps donné à des libertés pour, si tu le veux, apprendre à aimer pour la rencontre de l'Eternel Amour dans le toujours de l'au-delà du temps..." Un silence. Et soudain, le terrible Pialat s'écrie : "Pourquoi ne m'a-t-on pas appris cela quand j'étais enfant ?" Ce fut un moment extraordinaire.
On nous enseigne de justes croyances. Peut-être nous aident-elles à vivre. Mais contraint de les retenir, on les refuse très vite. D'autant que nous ne comprenons pas toujours ce que signifient les choses qui nous sont assenées. Le lendemain de l'émission au cours de laquelle Pialat avait lancer ce cri, il a parlé à des journalistes de son éducation catholique : on lui parlait du diable, de l'enfer, on lui disait : Sois sage ou tu seras puni par le Bon Dieu." Et il a ajouté n'avoir jamais entendu lier Dieu avec Amour et liberté. Tel était son cri : "Pourquoi ne m'a-t-on jamais appris cela ?"
C'est pourtant le fondement même de la foi chrétienne, du moins telle que je l'ai comprise en lisant l'Evangile. "Dieu est Amour" est le leitmotiv du Nouveau Testament. Dieu est inconnaissable, on ne peut rien dire de lui sinon qu'Il est Amour, qu'Il se donne. Et j'ai toujours envie de préciser : Dieu est Amour quand même ! Malgré toutes les atrocités, malgré la souffrance de tant d'hommes et de femmes, malgré les guerres et les épidémies. Oui, je crois que Dieu est Amour quand même.

Ma deuxième certitude est que nous sommes aimés quand même. L'Evangile ne cesse de nous le rappeler : "Car Dieu à tant aimé le monde, qu'il a envoyé son Fils dans le monde pour que le monde soit sauvé par Lui." (Jean, 3) Tout au long de sa vie publique, Jésus a posé un regard d'amour sur tous ceux qu'il rencontrait : il a aimé Pierre, Jean, Nathanaël et tous les apôtres. Il a aimé la femme pécheresse, Marie de Magdala, Zachée, la Samaritaine. Il a aimé le paralytique de la piscine de Bézatha, la veuve de Naïm, le centurion romain, Nicodème. Il a aimé aussi Judas.
Le Christ nous a révélé par sa personne et par sa vie que Dieu est comme un père qui aime infiniment chacun de ses enfants, aussi turbulent soit-il. Même pécheur, même révolté, même enfoncé dans le mal, l'homme reste aimé de Dieu, car l'Amour ne se retire jamais, il se diffuse sans cesse. Seul l'homme peut librement refuser cet Amour et mettre une écran à ce rayon de lumière toujours offert.
N'est-ce pas Pascal qui disait si justement :"La lumière de Dieu est assez forte pour que celui qui le veut bien puisse croire, et l'obscurité de Dieu est suffisante pour que celui qui refuse de croire n'y soit pas contraint."

L'amour en effet implique le respect absolu de la liberté de l'autre. Si je suis contraint d'aimer, ce n'est plus de l'amour. Et c'est la troisième certitude de ma foi : l'homme est libre d'aimer ou de ne pas aimer. Dans cet immense cosmos composé de milliards de galaxies, l'homme est à notre connaissance la seule créature dotée de liberté. Aussi infime soit-il de l'immensité cosmique, l'homme a une valeur infinie car il est un être capable de liberté, et cette liberté le rend capable d'aimer. C'est cela la dignité de l'homme.
Quand on me pose la question : "Pourquoi venons-nous sur terre ?", je réponds simplement : "Pour apprendre à aimer." L'univers entier n'a de sens que parce que, quelque part, existent des êtres dotés de liberté. L'homme, cet être infime, sur une planète minuscule, peut être écrasé par l'univers, mais il est plus grand que l'univers, comme dit Pascal, pace qu'il sait qu'il meurt et qu'il peut mourir en aimant. Pour que l'amour soit possible, il ne suffit pas qu'il y ait des océans, des glaciers et des étoiles, il faut qu'il y ait des êtres libres. Aussi effrayante soit-elle parfois, la liberté humaine ne peut être effacée. Heureusement, il ya l'aide de Dieu que nous appelons la grâce.

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Evidemment, la liberté peut conduire aux pires atrocités. Je suis libre d'aimer ou de ne pas aimer. Si je veux être libre sans but, user de ma liberté selon mon caprice, très vite ma liberté sera détruite. On n'a pas su enseigner que la liberté ne consiste pas à pouvoir faire ceci ou cela, mais qu'elle est pour. Pour aimer.
Les animaux aiment, mais ils aiment sans liberté, ils aiment par un instinct qui les détermine. Ils sont capables de se mettre en péril, d'être tués pour protéger leurs petits, mais quand les petits seront devenus grands ils se battront avec eux, ils n'agiront qu'en fonction de leur instinct. L'homme est le seul à posséder la liberté. Mais celle-ci doit être éduquée, sans quoi elle risque d'être réduite à servir l'égocentrisme de l'individu. Elle engendrera alors des peurs chez les autres, et l'on entrera bien vite dans la spirale trop connue de la violence, de la guerre, de la haine sans fin.

Oui, la liberté peut avoir des conséquences redoutables -et n'est-ce pas la raison pour laquelle tant d'humains préfèrent les animaux aux hommes ?- mais c'est le prix à payer pour que l'amour existe.

 

Les trois visages de l'Amour

Dieu est Amour quand même. Nous sommes aimés quand même. L'homme est libre d'aimer ou de ne pas aimer. Voilà donc les fondements essentiels de ma foi.
Je crois que beaucoup d'hommes religieux non chrétiens peuvent partager ces convictions. La Révélation, cette secrète parole de Dieu aux hommes, invite à explorer d'avantage encore le mystère de Dieu.

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Si Dieu est Amour, comme tout amour il est diffusif de soi. Qu'est-ce que c'est que l'amour ? L'amour c'est ce qui fait "être plus", hors de soi. Non pas en nous effaçant, l'amour n'est pas une négation du moi. Il fait "devenir plus" en sortant de soi.
L'amour se dit, se donne. Ce don de soi de l'Eternel est ce que nous allons nommer par analogie le Verbe, le Fils. Et Dieu donné et ne cessant de se donner, ne peut pas ne pas être en exultation, en adoration -pour employer nos mots humains approximatifs- devant l'image de lui-même qu'est le Verbe, le Fils. Et le Verbe ne peut pas ne pas être en semblable adoration et exultation devant le Père dont il est l'image parfaite. Ainsi, tout naturellement, est le vent de l'Esprit. Que ce mot Esprit est bien choisi, "souffle", "vent"! Les mystiques n'hésitent pas à dire : "L'Esprit saint c'est le souffle d'un baiser mutuel du Père et du Verbe s'aimant."
Pour exprimer ce brazier d'amour et de joie qui est la vie même de l'Eternel, les thélogiens ont eu du mal à trouver un mot. Ils n'ont su nous proposer que celui, un peu glacial, de Trinité. C'est qu'il s'agissait de nommer ce qui est bien au-delà de tout ce que peut concevoir la pensée humaine, distinguer au sein de l'unité divine, par le prodige de l'amour, trois personnes : le Père comme une source qui se donne au Fils et, de cet échange d'amour, le baiser divin, l'Esprit saint.
C'est comme si ce mystère nous permettait de soulever un tout petit coin du voile de la vie intime de l'amour en Dieu, ce tourbillon au coeur de l'immuable.
Curieusement, alors que ce mystère de la Trinité semble si compliqué à tant de chrétiens, il a été durant toute ma vie un des points d'appui les plus évidents et les plus constants de ma foi.

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Toute ma vie de croyant, chaque jour, fut éclairée par cette parole inouie jusque dans les moments d'obscurité qui l'ont ponctuée : «Le Verbe s'est fait chair.»
Voici qu'en l'Incarnation du Verbe Dieu Amour se donne réellement aux hommes, se fait réellement nôtre. Quel autre acte aurait pu mieux dire aux hommes l'amour de l'Eternel ? Dieu épouse la condition humaine pour que l'homme puisse entrer dans le feu et la joie de l'Amour Trinitaire.
«Dieu s'est fait homme pour que l'homme devienne Dieu», écrivait saint Irénée. Ce mystère de l'incarnation, qui est au fondement même de la foi chrétienne, a irrigué ma prière et nourri ma contemplation de Dieu Amour.
Cela dit, je dois ajouter que l'Incarnation laisse ma pauvre intelligence bien plus insastifaite que je ne le suis par le mystère de la Trinité.
L'une des questions qui ne cesse de jaillir en moi, interpellant Jésus, est de savoir comment il a pu exister dans cette personne unique, Jésus, le Verbe incarné, deux ordres de connaissance. Puisqu'il était le Verbe, le Christ, il n'a pas perdu un seul instant la vision béatifique, la contemplation, l'adoration du Père, d'où procédait l'Esprit. Et pourtant, dans son humanité, il était totalement homme. Ce n'était pas comme s'il était homme ! Il a dû, petit enfant, apprendre à marcher, à faire sa toilette, aller à l'école, apprendre à lire, aller à la sinagogue et apprendre la loi, la Torah. Il a eu la connaissance progressive d'une connaissance humaine en même temps qu' il vivait l'Infini de la perfection du Verbe.
Plus tard, à la fin de sa vie, le même Christ va, en peu d'instants, dire au bon larron sur la croix : " Aujourd'hui même tu seras avec moi au paradis." et dans le même temps, la même personne s'écrie : «Père, Père, pourquoi m'as-tu abandonné ?» C'est bien là le mystère le plus impénétrable, mais aussi le plus dramatique, le plus poignant, le plus susceptible de nous attacher, mystérieusement, à la personne du Christ.
Oui, il a souffert comme souffre tout homme torturé.
Oui, aussi, il a pu ne jamais cesser de dire : «Gloire au Père.»
Il y a un autre point où le mystère de l'Incarnation me fait crier vers Jésus en interpellation constante. Si l'on considère les millénaires écoulés depuis l'apparition du premier homme libre et responsable, et si l'on considère l'espace de la planète Terre, on ne peut pas ne pas dire : "Mais Seigneur, pourquoi si tard ? Et pourquoi avec des moyens si minuscules, pourquoi ne pas apparaître aujourd'hui où la Parole divine serait accueillie par les antennes paraboliques à travers toute la terre et mettrait la Révélation à la portée de tous ?"