Mémoire d'un croyant

Abbé Pierre


Extraits...

La rançon

L'Evangile nous révèle que l'Incarnation du Verbe a eu lieu en vue du salut de l'humanité : "Car Dieu a tant aimé le monde, qu'il a donné son fils unique afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle. Car Dieu n'a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soir sauvé par lui." (Jean, 4)
Très longtemps, je suis resté mal à l'aise devant ce que les autorités ecclésiastiques ont laissé dire au sujet de la Rédemption. Et cela, ici ou là, est encore de nos jours parfois prêché.
Mon insatisfaction provient de la parole énigmatique de Jésus : «Le Fils de l'Homme n'est pas venu pour être servi mais pour servir, et donner sa vie en rançon pour la multitude.»
Avant tout, bien sûr m'émerveille le mot "pour la multitude." Nous avions tant été habitués, par notre étroite éducation au slogan : "Hors de l'Eglise, point de salut." Et cela sans explication.. Or on estime actuellement qu'il y aurait eu peut-être entre quatre-vingt-dix et cent milliards de personnes humaines depuis que l'homme existe. Sur ces cent milliards, quel est le pourcentage de ceux qui ont été atteints par la connaissance de la Révélation historique ? C'est infime ! Admettre que Dieu se soit borné à apporté le salut à ce petit nombre, ce serait révoltant. Non, Jésus est venu apporter le salut pour la multitude, c'est-à-dire bien au-delà du cadre de la Révélation historique et des frontières visibles de l' Eglise.
Ne faut-il pas comprendre les mots : "Pour que quiconque croit en Lui ait la vie éternelle" avec cette exigeante équité en vertu de laquelle certains affirment que tout humain, bien que n'ayant rien pu savoir de Jésus est -comme n'hésite pas à le dire le cardinal Ratzinger-, déjà membre invisible de l'Eglise du salut s'il obéit loyalement à la voix de sa conscience ?
Reste à comprendre le mot de Jésus qui affirme être venu donner sa vie en rançon. qu'est-ce que cela peut signifier ? Qui est le rançonneur, le brigand qui réclame la rançon ?

Il y a eu au cours des siècles deux courants de pensée à ce sujet. D'abord cette interprétation très naïve : puisque par le péché l'homme s'est abandonné à Satan, il lui appartient -et c'est donc au diable que la rançon doit être apporté pour qu'il relâche l'otage . Nombreux sont encore ceux qui n'ont entendu dans leur enfance que ces mots chargés de menace : "Sois sage, sinon tu seras au Diable." N'est-il pas absurbe, ontologiquement absurbe de penser que le bien absolu, le Verbe de Dieu, le Christ, puisse se donner à Satan ? C'est impensable, inacceptable.
En réation à ce courant de pensée si naïf et si simpliste , s'est développée en plein Moyen Âge une autre interprétation du mot rançon. Comment les choses se passaient-elles en droit féodal en cas de délit ? Quand une personne de rien, quelque pauvre paysan par exemple, crachait sur un seigneur ou jetait des pierres sur son passage, il commettait un acte très grave dans la mesure où sa victime était un personnage important. La gravité de l'offense se mesurait au statut de celui qui était offensé.

[...]

Les impasses et les aberrations aux-quelles conduisent ces deux interprétations m'ont progressivement conduit à une autre compréhension, que le cardinal de Lubac approuvait. Cet ami de longue date et ce grand théologien, qui n'était pas un téméraire se risquant imprudemment à des choses nouvelles, m'a redit quelques jours avant sa mort : " Votre compréhension de la rançon est importante et il faut que vous la diffusiez. Elle peut s'exprimer d'une manière claire et simple, compréhensible pour tout le monde.
Tout est parti pour moi d'une réflexion devant le problème des drogués. Car le drogué est à la fois son propre bourreau et la victime. Il est à la fois le brigand et l'otage. Cela m'a conduit à réfléchir et à me dire ceci : Dieu crée l'homme qui est comme l'appareil le plus perfectionné de la terre. Quelque chose comme un cerveau électronique monumental. Or un jour, cet appareil ultra perfectionné, doté de liberté, voulant être plus libre de se balader, de se transporter où il veut, débranche la prise de courant. Ainsi privé d'énergie, le cerveau électronique n'est plus qu'un tas de ferraille bon pour la casse. C'est en effet ce que nous montrent la Bible et toute l'histoire humaine : l'homme a débranché la prise de courant pour être plus libre, mais à partir de ce moment là, les hommes ont commencé à se casser la figure entre eux, à lutter sans merci pour devenir toujours plus riches et plus puissants. Cela dure depuis Caïn et Abel. Y a-t-il eu une seule journée dans l'histoire humaine où il n'ait été commis aucun meurtre ? L'assassinat, le vol et l'exploitation règnent sur terre depuis que l'homme a débranché la prise de courant.
Dans son amour, Dieu prend une décision incroyable. Voyant la merveille qu'il a placé au sommet de la création en la faisant libre, Lui, le Volé, s'en vient trouver le voleur pour lui dire : "Tu voulais de ton vol tirer un grand profit. Eh bien moi, parce que je tiens à toi, toi qui est toute l'humanité, toi qui t'es volé, je viens te racheter à toi-même. Et ce que tu vas rendre, je vais te le payer d'un prix infini. Je viens Me donner à Moi-même."
"Me donnant à toi, je suis la rançon se livrant à toi, le brigand, qui, devenu ton propre bourreau, te retiens toi-même en otage. Je viens te dire : "Mais ouvre les yeux, regarde l'accumulation de misère dont tu t'entoures. Raisonne-toi enfin, reviens. Et puisque tu voulais en tirer du profit, je te donne le plus grand profit possible, Je viens Me donner Moi-même."
La rédemption, c'est donc le volé qui ne réclame pas le châtiment du voleur, mais, dans un mouvement d'amour fou, vient se donner au voleur afin qu'il restitue ce qu'il a volé. Le Fils de l'homme en donnant sa vie rend à l'homme déchu, débranché, sa capacité d'aimer.