Extraits...
C'est il y a dix-sept ans, lors d'une brève cérémonie au Nirmal Hriday - La Maison du coeur pur - de Delhi, que je fis la connaissance de Mère Teresa. Elle avait invité le lieutenant-gouverneur à inaugurer un centre de réhabilitation pour ses pensionnaires âgés, car elle désirait vivement que les hôpitaux de Delhi passent commandes du linge et des pansements de gaze que fabriquait sa minuscule entreprise. Elle savait que l'approbation de celui qui dirigeait l'administration municipale ferait beaucoup pour assurer du travail à la douzaine de vieillards qui s'affairaient devant leur métier à tisser. J'accompagnais rarement mon supérieur hiérarchique en de telles occasions, mais j'étais curieux de rencontrer Mère Teresa, et je m'y rendis donc avec lui.
Je lui avais préparé, dans le cadre de mes fonctions officielles, un discours guindé, qu'il lirait lors de la cérémonie. Mais je fus heureux qu'il n'en fasse rien après avoir visiter le centre et les deux dortoirs accueillants des sans-foyers agés, assis dans leur lit, qui nous reçurent avec chaleur.
Ce n'était pas, en effet, le jour des discours tout préparés. Mère Teresa parla de choses très simples : l'amour, l'affection, le partage. Elle évoqua le nouveau centre, les gouttes d'eau qui finissent par former un océan. Le lieutenant-gouverneur répondit avec une simplicité égale à la sienne. Il l'assura que les hôpitaux acheteraient jusqu'aux derniers, draps de lit, serviettes et bandages, et les invita, elle et ses soeurs, à venir le voir chaque fois qu'elles le voudraient, même sans rendez-vous.
Mère Teresa accepte l'invitation sans perdre de temps. Moins de deux semaines plus tard, un matin, on frappa à la porte de mon bureau, et elle entra. Je fus si surpris qu'il me fallut quelques instants pour me reprendre et répondre au namaste (le salut à l'indienne, mains jointes) de cette religieuse vêtue d'un sari. Elle était venue de Calcutta pour résoudre un problème dont la seule pensée faisait frisonner tout le monde : la lèpre. Ainsi commenca ma participation à la tâche qu'elle accommplit.
Elle alla droit au but -ce qui, comme je m'en rendis bientôt compte, était sa manière d'agir habituelle. Je me souviens encore de ses paroles : «De nombreux lépreux viennent dans les grandes villes pour chercher un traitement ou du travail. Beaucoup ne bénéficient d'aucune assistance et n'ont d'autre choix que de mendier. Si on pouvait nous donner deux ou tros hectares de terre, nous bâtirions pour eux un centre de traitement et de réinsertion.» Je demandais à Mère Teresa d'attendre quelques instants et informai le lieutenant-gouverneur de sa présence. Il la reçut aussitôt, avec les deux soeurs qui l'accompagnaient. Comme c'est la règle, on leur proposa du thé qu'elle refusa aimablement, expliquant qu'elles n'acceptaient rien, pas plus des riches que des pauvres. Puis elle évoqua le problème des lépreux : «Leur plus grande souffrance c'est qu'ils sont redoutés de tous, et que personnee n'en veut. Mes soeurs et moi essayons de leur donner une nouvelle vie. Nous avons ouvert en Inde de nombreux centres de traitement et de réinsertion. Ils y travaillent dans la dignité et n'o'nt plus besoin de mendier. Nous sommes en contact étroit avec eux, et leur apportons tous nos soins et toute notre affection. Nous voulons leur faire sentir qu'ils sont aimés.» Le leutenant-gouverneur fut profondément ému, et lui demanda de quelle superficie elle avait besoin. Mère Teresa sentit que la victoire était proche; elle eut un sourire enfantin tout à fait charmant, puis elle doubla sa première estimation et demanda cinq hectares. Le lieutement-gouverneur m'enjoignit de faire en sorte qu'ils soient attribués aux Missionnaires de la charité afin qu'elles créent à Delhi un centre destiné aux lépreux.
L'entretien dura près d'une demi-heure, au cours de laquelle j'eus l'occasion d'observer Mère Teresa de près. Elle était aussi menue qu'elle l'est aujourd'hui, son visage profondément ridé, un peu ratatiné; ses yeux bruns cillaient sans arrêt. Elle me parut très sagace et d'un esprit remarquablement pratique. Il lui aurait été difficile de ne pas remarquer l'émotion qu'elle faisait naître chez les autres, mais elle-même était gaie et dépourvue de sensiblerie. Elle faisait usage d'un vocabulaire des plus restreints, répétant souvent «Dieu merci». Cela n'avait pas de sens religieux précis; c'était plutôt une sorte de ponctuation : «Il fait chaud, Dieu merci», ou «je suis heureuse d'être venue, Dieu merci». Je notai qu'elle portait son sari avec beaucoup de grâce. Chose dont peu d'européennes sont capables. Il est vrai qu'elle nétait plus guère albanaise. Je savais qu'elle était devenue citoyenne indienne en 1947, peu après l'indépendance, et qu'elle parlait couramment bengali. De longues années de travail dans les bidonvilles de Calcutta et d'ailleurs l'avaient rendue aussi profondément indienne que tous les habitants de son pays d'adoption. Mais ses mains -aux doigts noueux et tordus- et ses pieds -déformés, chaussés de sandales grossières- montraient qu'elle existence difficile elle avait menée.
Au fil des années, j'ai souvent repensé à cette matinée. Qu'est-ce qui avait bien pu la rendre si particulière ? La pièce opulente où nous nous trouvions avait-elle paru plus petite du fait de sa présence discrète ? Etait-ce le sari, reprisé avec soin en plusieurs endroits, ou le vieux sac de toile à poignées de bois qu'elle portait, qui lui donnait cet air d'humilité ? Tout cela à la fois peut-être, tout comme le sentiment d'enchantement qui émanait de cette femme si proche de son dieu.
Je compris peu à peu à quel point sa foi en le Christ était profonde et sans réserve : c'est Lui qu'elle voit dans chaque personne à qui elle vient en aide. Il y a bien des années, la première femme qu'elle releva dans une rue de Calcutta, le visage à demi dévoré par les fourmis et les rats, ne pouvait être que le Christ abandonné. Chaque corps émacié de sa Maison des mourants est le Christ souffrant et agonisant. Pour elle et sa communauté, c'est Lui qu'elles soignent dans chaque ulcère qu'elles traitent, chaque enfant qu'elles nourrissent, chaque corps souillé d'urine qu'elles baignent. Comme elle l'a expliqué elle-même : «S'il n'en était pas ainsi, je ne pourrais au mieux m'occuper que de quelques rares élus. Les gens me demandent parfois comment je peux nettoyer les plaies d'un lépreux. Ils me disent : «Nous ne ferions pas cela pour tout l'or du monde», je leur réponds : «Nous non plus. Mais nous le faisons par amour pour Lui.»
C'est en comprenant cela que je parvins à saisir pourquoi les soeurs acceptent toutes les situations, et sourient avec tant d'aisance. Je compris également, peu à peu, le sens profond de leurs voeux. Par celui de chasteté, elles donnent leur coeur aux Christ. Mère Teresa expliqua un jour négligemment : «Je suis, pour ainsi dire, mariée avec Lui, comme vous l'êtes avec votre épouse.» Le voeu d'obéissance fait que les soeurs Lui consacrent leur libre volonté. Le voeu de pauvreté les amènent à vivre comme les pauvres, à les traiter en égaux. Elles n'acceptent jamais d'argent, ni même une seule tasse de thé offerte par gratitude. Comment celle-ci pourrait-elle prendre forme, quand elles servent Dieu, par Dieu et pour Dieu ? Leur quatrième voeu est propre à leur ordre : ne servir que les plus pauvres des pauvres. Ainsi Mère Teresa, chemin faisant, est-elle toujours heureuse de donner aux riches et aux puissants l'occasion de prendre part à sa tâche. Je vis un jour deux sénateurs américains et une riche matrone nigériane, à quatre pattes, récurant les planchers de la Maison des mourants de Kalighat. Elle hocha la tête et dit : «C'est la beauté de l'oeuvre de Dieu, elle implique beaucoup de gens.» Puis elle ajouta avec douceur : «Je leur donne l'occasion de toucher les pauvres.»
Quand je lui demandai si la pauvreté était sa force, elle me répondit qu'en fait elle était sa liberté. Quand elle quitta Entally, le couvent de Notre-Dame-de-Lorette à calcutta, elle ne possédait que trois saris et un billet de cinq roupies. La seule chose qu'elle eut en abondance, c'était la foi : la foi dans sa mission, la conviction qu'Il la guiderait et se chargerait de tout. Et quand elle s'installa à Motijhil, elle ne jugea pas nécessaire d'entreprendre une enquête, de tracer des plans, de recueillir des fonds. À l'aide d'une baguette, elle se mit à tracer sur le sol les lettres de l'alphabet bengali, dans un petit espace libre au milieu des masures. Quelques enfants vinrent la trouver, et ils furent de plus en plus nombreux à mesure que le temps s'écoulait. Des gens donnèrent une chaise ou deux, un banc, un tableau noir : en quelques jours la petite école était devenue une réalité.
Les pauvres de Motijhil avaient également besoin de soins médicaux. En ce domaine, Mère Teresa possédait une certaine formation, mais pas de médicaments. Dans la grande tradition des ordres des mendiants, elle apprit à demander la charité. Les remèdes qu'elle parvenait à recueillir disparaissaient presque aussitôt, car les besoins étaient grands. Certains malades devaient être hospitalisés sans retard. Quand un hôpital, arguant du manque de place, refusa d'accueillir une femme mourante, elle resta assise à l'entrée jusqu'à ce que les responsables fléchissent. Ils apprirent non seulement à lui dire oui, mais à lui envoyer une ambulance chaque fois qu'elle le demandait. Bientôt, elle ouvrit son premier dispensaire. Au cours des quarante-trois ans qui suivirent, les missionnaires de la Charité devaient créer, outre des écoles et des dispensaires, des foyers pour les enfants abandonnés, les lépreux, les indigents, les mourants et, plus récemment, pour les malades du sida.
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