Sur le bord de la rivière Piedra
je me suis assise et j'ai pleuré

Paulo Coelho

Extraits...

"Je vais vous raconter une partie d'histoire. Celle de la fondation de notre ordre. Nous sommes ceux que l'on appelle les Carmes Déchaux, selon les règles établies par sainte Thérèse d'Avila. Les sandales font partie de la règles; être capable de dominer le corps, c'est être capable de dominer l'esprit.

Thérèse était une belle jeune fille, mise au couvent par son père pour y recevoir une éducation raffinée. Un beau jour, passant par un couloir, elle commença à converser avec Jésus. Ses extases étaient si fortes et si profondes qu'elle s'y livra totalement et, en peu de temps, sa vie en fut complètement transformée. Voyant que les couvents de carmélites étaient devenus de véritables agences matrimoniales, elle décida de créer un ordre qui suivît exactement les enseignements originels du Christ et du carmel.

"Sainte Thérèse dut se vaincre elle-même et affronter les grandes puissances de son époque, l'Eglise et l'Etat. Malgré tout, elle n'hésita pas à aller de l'avant, convaincue qu'il lui fallait accomplir sa mission. Un jour - alors que son âme faiblissait-, une femme en haillons se présenta à la porte de la maison où elle logeait. Elle voulait à tout prix parler à la mère. Le maître de la maison lui offrit une aumône, mais elle la refusa : elle ne partirait qu'après avoir parlé à Thérèse.

"Trois jours durant elle attendit à l'extérieur, sans bouger, sans boire. La mère, touchée de compassion, demanda qu'on la laissât entrer.

«"Non dit le maître de la maison, elle est folle.

- Si j'écoutais tout le monde, je finirais par croire que je suis folle moi-même, répondit la mère. Il se peut que cette femme est le même type de folie que moi : celle du Christ sur la croix."

- Saint Thérèse parlait au Christ, ai-je dit.

- Oui. Mais revenons à l'histoire. La femme en question fut donc reçue par la mère. Elle dit se nommer Maria de Jesûs Yepes, de Grenade. Elle était novice au carmel quand la Vierge lui était apparue, pour lui demander de fonder un couvent selon les règles primitives de l'ordre."

Comme sainte Thérèse, ai-je pensé.

"Maria de Jesûs quitta le couvent le jour même de sa vision et s'en alla, pieds nus, jusqu'à Rome. Deux années dura son pèlerinage, pendant lesquelles elle dormit à la belle étoile, souffrit du froid et de la chaleur, vécut d'aumônes et de la charité d'autrui. C'est par miracles qu'elle put arriver à destination. Mais se fut un plus grand miracle encore que d'être reçue par le pape Pie IV.

- Parce que le pape, ainsi que Thérèse et bien d'autres, pensait justement à la même chose", ai-je conclu.

De même que Bernadette ignorait la décision du Vatican, de même que les singes des autres îles ne pouvaient rien savoir de l'expérience en cours, de même que Maria de Jesûs et Thérèse ignoraient chacune ce en quoi pensait l'autre.

- Oui. Le monde vit à une époque où beaucoup de gens reçoivent le même ordre. Suivez vos rêves. Transformez votre vie en un chemin qui mène à Dieu. Réalisez vos miracles. Guérissez. Prophétisez. Ecoutez votre ange gardien. Soyez un guerrier, et soyez heureux dans votre combat.

- Courez vos risques."

"La souffrance. Dans les périodes de transformation apparaissent les martyrs. Avant que les gens aient la possibilité de suivre leurs rêves, il faut que d'autres se sacrifient. Ils doivent affronter le ridicule, les persécutions, tout ce qui vise à discréditer leurs actions."

- Lors des apparitions de Lourdes, les phrases énoncées par Notre-Dame pourraient tenir sur une demi-page de cahier. Toutefois, la Sainte Vierge a tenu à dire à la petite bergère : "Je ne te promets pas le bonheur dans ce monde." Pourquoi l'une de ses rares paroles a-t-elle été de prévenir et consoler Bernadette ? Parce qu'elle savait les tourments qui attendaient l'enfant si celle-ci acceptait sa mission."

"Au bords des fleuves de Babylone nous étions assis et nous pleurions.
Aux peupliers alentour nous avions pendu nos harpes."

- Ce sont les premiers vers d'un psaume. Ils parlent de l'exil, de ceux qui voudraient regagner la terre promise et qui ne le peuvent pas. Et cet exil va se prolonger quelque temps encore.

"Sur cette montagne, dit le père, il en existe d'autres, qui, en constante adoration, communiquent dans l'expérience de Dieu et de la Sainte Vierge. Qui écoutent les anges, les saints, des prophéties, des paroles de sagesse, et qui transmettent tout cela à un petit groupe de fidèles. Tant qu'il en sera ainsi, il n'y aura pas de problèmes.

"Vous voyez ces montagnes qui nous entourent ? Elles ne prient pas, elles sont déjà l'oraison de Dieu. Elles sont ainsi parce qu'elles ont trouvé leur place dans le monde et qu'à cette place elles demeurent. Elles s'y trouvaient déjà avant que l'homme ne regardât le ciel, n'entendît le tonnerre et ne se demandât qui avait créé tout cela. Nous naissons, nous souffrons, nous mourons, et les montagnes sont toujours là. Il arrive un moment où nous éprouvons le besoin de nous demander s'il vaut la peine de faire tant d'efforts. Pourquoi ne pas essayer d'être comme ces montagnes - sages, vieilles, à la place qui convient ? Pourquoi tout risquer pour transformer une demi-douzaine de personnes qui auront tôt fait d'oublier ce qu'on leur a enseigné, et partent vers une nouvelle aventure ? Pourquoi ne pas attendre qu'un nombre déterminé de singes-hommes aient appris, et qu'alors la connaissance se répande sans souffrance dans toutes les autres îles ?

- Est-ce bien là votre opinion mon père ?"

Il s'est tu quelques instants.

"Vous lisez dans les pensées ?

- Non. Mais si vous estimiez vraiment que cela n'en vaut pas la peine, vous n'auriez pas choisi la vie religieuse.

- Bien souvent je m'efforce de comprendre mon destin. Et je n'y arrive pas. J'ai accepté d'appartenir à l'armée de Dieu, et tout ce que j'ai fait c'est d'essayer d'expliquer aux hommes pourquoi la misère existe, et la douleur, et l'injustice. Je les exhorte à être de bons chrétiens, et ils me demandent : "Comment puis-je croire en Dieu quant il existe tant de souffrance dans le monde ?" Et j'essaie d'expliquer ce qui n'est pas explicable. J'essaie de dire qu'il y a un plan, une bataille entre les anges, et que nous sommes tous impliqués dans cette lutte; que, lorsqu'un certain nombre de personnes auront assez de foi pour changer ce décor, toutes les autres - dans tous les lieux de cette planète - recevront les bienfaits de ce changement. Mais ils ne croient pas en moi. Ils ne font rien.

- Ils sont comme les montagnes. Celles-ci sont belles. Qui arrive devant elles ne peut s'empêcher de penser à la grandeur de la création. elles sont la preuve vivante de l'amour que Dieu nous porte, mais le destin de ces montagnes est seulement de témoigner. Elles ne sont pas comme les rivières, qui se meuvent et transforment le paysage."

- C'est vrai. Mais pourquoi n'être pas comme les montagnes ?

- Peut-être parce que le destin des montagnes doit être terrible. Elles sont obligées de contempler toujours le même paysage.

" Je vais vous dire au revoir. Mais je veux que vous sachiez que je vous comprends, et que je comprends votre amour pour lui."

Il a souri et m'a bénie.

"Moi aussi je comprends votre amour pour lui", a-t-il répondu.

"Sainte Vierge rends-moi la foi. Que je puisse être moi aussi un instrument de ton travail. Donne moi la possibilité d'apprendre par mon amour. Car l'amour n'a jamais éloigné personne de ses rêves. Que je sois la compagne et l'alliée de l'homme que j'aime. Qu'il fasse tout ce qu'il devra faire - à mes côtés."

"Je veux parler d'une autre sorte d'amour. L'amour que partagent un homme et une femme, et en lequel aussi se manifeste des miracles." Quant à l'amour, il n'en savait pas plus que moi. Même après avoir tant couru le monde. Et il lui faudrait payer le prix : l'initiative. Car la femme paie le prix le plus élevé : le don de soi.

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