Extraits...
Hiver
(ZIMA)
«Je n'ai qu'une visée : être libre. J'y sacrifie tout. Mais souvent, souvent, je pense à ce que m'apportera la liberté...
Que ferai-je, seul parmi la foule inconnu ? »
DOSTOÏEVSKI,
Lettre à son frère, 16 août 1839.
C'est l'année de mes quarante ans que je suis devenu complètement fou. Auparavant, comme tout le monde, je faisais semblant d'être normal. La vraie folie surgit quand cesse la comédie sociale. C'était après mon deuxième divorce. Il me restait un peu d'argent; j'avais quitté mon pays. J'avais aimé, j'aimerais encore, mais j'espérais pouvoir me passer de l'amour, «ce sentiment ridicule accompagné de mouvements malpropres», comme dit Théophile Gautier. D'ailleurs j'avais arrêté toutes les drogues dures, je ne vois pas pourquoi l'amour aurait bénéficié d'une exception. Pour la première fois depuis ma naissance, je vivais seul, et j'entendais en profiter un instant. Je ressemblais peut-être à mon époque dénuée de structure. Je reconnais qu'il est fastidieux de vivre sans colonne vertébrale. J'ignore comment se débrouillent les autres invertébrés. J'avais grandi dans une famille décomposée, avant de décomposer la mienne. Je n'avais ni patrie, ni racines, nis attaches d'aucune sorte, à part une enfance oubliée, dont les photos sonnaient faux, et un ordinateur portable à connexion wifi qui me donnait l'illusion d'être relié au reste de l'univers. Je prenais l'amnésie pour le sommet de la liberté; c'est une maladie assez répandue de nos jours.
[...] Je ne sais pas trop pourquoi je vous dis tout cela. En fait, j'aimerais vous raconter comment j'ai compris que la tristesse est nécessaire.
mon métier n'en était pas vraiment un : "talent scout", même le nom est pathétique. J'étais payé pour chercher la plus belle fille du monde et en Russie j'avais l'embarras du choix.
[...] Notre métier de recruteurs esthétiques est difficile : combien de fois ai-je cru être tombé sur la perle rare, le top du futur, les courbes du siècle, pour constater en m'approchant que la créature était flétrie, boutonneuse, grasse, que son menton fuyait, que ses mollets enflaient, que ses cheveux tombaient, que son balconnet était vide et ses genoux cagneux ?
[...] On ne s'improvise pas model-finder ici : il faut trouver les bonnes ouvertures, entretenir les contacts, et respecter certaines règles, dont voici les six principales.
1 - Ne jamais abuser sexuellement des filles (sauf si elles le réclament).
2 - Ne jamais demander son numéro de mobile à une fille déjà sous contrat avec Gia ou Tigran.
3 - Toujours se déplacer en voiture avec chauffeur et gardes du corps.
4 - ne jamais aborder de filles qui portent des lunettes de soleil la nuit.
5 - Ne pas toucher à la cocaïne.
6 - Et surtout ne jamais tomber amoureux.
La photogénie est un mystère. Certaines filles, sublimes dans la vie, ne donneront rien à l'image. Mieux vaut alors les sauter sans les signer.
Savoir ce qui fait bander les mecs était mon job. Les filles qui font consommer les femmes sont celles qui excitent leur mari. Or, ce qui excitait les hommes, au début du XXIe siècle, c'était la pureté, probablement parce que les gens se trouvaient dégoûtants. Les hommes n'étaient plus attirés que par les physiques enfantins et, en conséquence, les femmes se déguisaient toutes en fillettes roses.
[...] Tout le monde voulait être unique, mais en réalité tout le monde avait envie de ressembler à la même couverture de magazine. Et les sentiments n'entraient guère en ligne de compte. On croyait tomber amoureux, alors qu'on obéissait à une campagne guess. On était entré dans l'ère de l'inhumanité sexy.
[...] Les gens devenaient complètement dingues depuis que l'égocentrisme était devenu l'idéologie dominante. Les publicitaires qui décrétaient le look mondial disposaient d'une capacité de frappe historiquement sans précédent. Les investissements annuels en achat d'espace auraient pu supprimer dix fois la faim dans le monde mais on estimait plus urgent de matraquer des visages pour que les marques de luxe restent dans le "top of mind" des affamés.
[...] C'était une époque où la seule utopie était physique.
[...] L'oeil humain est spontanément attiré par la régularité des traits, l'épiderme lisse et la superficie des lèvres. La régularité de l'arête nasale facilite les relations humaines. Ce n'est pas un hazard si en France une poitrine opulente est surnommée conversation, puisqu'elle la déclenche souvent. Il est logique que les beaux soient mieux rémunérés que les laids, puisqu'ils rapportent davantage d'argent. Il faut donc s'injecter la toxine botulique pour obtenir une augmentation salariale, ajouter 50 grammes dans chaque sein par incision péri-aérolaire pour progresser en entreprise, repositionner la graisse des joues et augmenter les maxillaires afin de gravir les échelons sociaux. Faites l'essai : vous verrez que vous avez davantage envie de travailler avec des êtres jeunes et beaux, que vous vous sentez mieux avec des gens qui n'ont pas de poches sous les yeux, que vous obéissez plus spontanément aux visages équilibrés, lisses, non déprimés par l'âge. Les apparences ne sont pas seulement sauves, mais aux commandes.
[...] Je ne suis pas sûr d'avoir un coeur mais je suis certain d'avoir un corps qui bat. Je ne suis pas convaincu de mériter le pardon de votre Seigneur, mais mon récit m'aidera sûrement autant qu'une psychanalyse, en me coûtant moins cher. Votre immense église chargée d'icônes, malgré ses courants d'air, est le plus luxurieux des divans. Je l'ai découverte de nuit, un soir de grand froid où poussé par l'orgueil de l'ivresse, j'avais choisi de désobéir à mes amis et de rentrer chez moi à pied. «A 50 mêtres, tournez à gauche», me disait mon amie robotique, séquestrée dans la poche de mon pardessus. La pleine lune aveuglante était empalée sur votre clocher comme une pute sur un client. Je me suis arrêté pour contempler cette meringue géante, improvisée au bord du fleuve de glace. L'ombre des grues quadrillait la neige; je marchais sur une grille de mots croisés. La lune fit-elle monter la marée dans mon cerveau ? Je ne pouvais détacher mon regard de votre cathédrale massive qui me rappelait le dôme des Invalides, où Napoléon est allé se faire enterrer quand il a renoncé à conquérir votre pays. Malgré les supplications de Miss GPS, je fit le tour de l'esplanade jusqu'à geler sur place (vous vous souvenez ? il faisait moins trente-neuf). Lorsqu'enfin je m'approchait timidement de votre édifice sacrée, quelle ne fut pas ma surprise de vous voir en sortir, père Ierokhpromandrit, emmitouflé dans un grand manteau couvert de givre ! Vous n'étiez qu'un assistant pope, un pope stagiaire au français approximatif, quand je vous ai connu rue Daru, à l'époque où je pigeais à Voici. Et maintenant vous êtes le chef de la plus grande église de Moscou ! J'ignorais qu'on pouvait aller de la rue Daru à Moscou sans passer par la case Constantinople !
[...] Quelle joie de vous revoir, mon père, après tant d'années ! Les coïncidences n'existent pas : nous avions rendez-vous. J'ai cru que j'allais mourir de froid, la nuit où j'ai juré de revenir vous voir. Depuis, je fais comme tout le monde : je porte une toque de fourrure ridicule et une doudoune verte en gore-tex. La frilosité est un remède au dandysme.
[...] Ma technique d'abordage consistait à prendre le premier Pola sans leur demander la persmission. En général, elles protestaient : pour qui se prenait cet intrus, ce ringard, cet envahisseur, et c'était alors qu'avec mon accent français j'expliquais ma situation, mon métier ma quête de la beauté ultime. Leur prénom était-il Tatjana, Anja ou Olena ? Avaient-elles entendu parler de la Russian Fashion Week ? Voulait-elle voir son portrait, oh, ça y est, il est déjà enveloppé ? que diraient-elles de devenir une icône du mass market ? Parfois, il était préférable que le premier contact fut muet. Pourquoi ? Parce que les consommateurs qui verront nos images ne leur parleront jamais ! J'aimais les contempler comme si elles posaient déjà sur un Abribus. Quand on flashait sur une proie, il fallait savoir prendre son temps, comme un vautour amoureux, s'asseoir à quelques mêtres d'elle pour la décortiquer. Pourquoi portaient-elles toutes le même parfum (Chanel de Chanel) ? La dentition était-elle saine ou faudrait-il implanter des facettes en céramique ? Les cheveux avaient-ils leur vraie couleur ou une teinture de supermarché ? S'étaient-elles accroché des extensions capillaires tondues sur le crâne des mendiantes hindoues à Bangalore ou de faux ongles synthétiques en amande pour rallonger leurs doigts gourds ? Les seins étaient-ils suffisamment ronds ou faudrait-il y insérer des prothèses ergonomiques de 295 centimêtres cubes ? Les jambes étaient-elles assez longues ou trichaient-elles en se perchant sur des sandales plates-formes ? Le cul était-il triste, tombant, plat, nécessitant une glutéoplastie (pose d'implants de silicone cohésif) ou une injection de phosphatidylcholine pour dissoudre localement la graisse au niveau de la taille ? Le nez était-il aquilin ou faudrait-il le raboter sur photoshop ? La peau du visage était-elle saine ou couverte de cache-boutons et bronzée au UV ? S'était-elle scié les côtes ? Était-elle plutôt faite pour les photos ou les défilés - autrement dit, son maintien était-il à la hauteur de son visage ? Comment marchait-elle ? Comment respirait-elle ? Avais-je envie de l'embrasser (bon signe), de l'épouser (encore plus commercial) ou de la mordre dans le cou (signer tout de suite un contrat d'exclu) ?
Aujourd'hui, toutes les femmes sont belles au premier regard. Parce qu'elles savent toutes cacher leurs défauts. Notre boulot est de passer outre les lentilles de couleurs, les faux-cils, l'excès de blush, les robes noires qui amincissent, les gaines qui compriment, les Wonderbras qui défient Nexton (Isaac, pas Helmut), les liposucions, les rhinoplasties et l'acide hyaluronique qu'elles s'injectent dans la lêvre dès seize ans.
[...] Il fallait trouver les filles avant qu'elles ne tombent sur un magnat du pétrole ou un banquier qui les gâterait. Après elles ne voulaient plus travailler, elles avaient vite un appartement et une bagnole. [...] Et après elle ne veulent plus faire de photos à moins de 100 000 euros de l'heure.
[...] On les prenait de plus en plus jeunes, c'était pareil qu'en France. Par exemple, Audrey Marnay a débuté à 14 ans, maintenant elle fait du cinéma et des bijoux, sa carrière de top est terminée à 26 ans... Depuis mon arrivée en Russie, la question que je me posais c'était : jusqu'où suis-je prêt à descendre ? La limite légale pour le sexe c'est quinze ans et trois mois, mais on sait tous qu'elles commencent à baiser dès treize ans; en dessous on tombe dans le sordide. Mais où est la frontière pour une photographie, un spot de pub, un photo call par webcam, un défilé de lingerie, un test d'épiderme ? Au début j'étais le seul à m'inquiéter de voir toute une industrie devenir pédophile. Comme mes confrères semblaient tous trouver la situation normale, je cessai bientôt de m'en préoccuper. Et c'est ainsi que j'ai travaillé tranquillement à donner aux hommes du monde entier l'envie de coucher avec des enfants.
[...] J'ai donc accepté une mission particulière : trouver le nouveau visage de l'Idéal, le leader mondial de l'industrie cosmétique. Comme je vous l'ai expliqué, dans notre monde blasé, seul l'innoncence fait vendre. La division grand public de l'Idéal voulait «moderniser» son ambassadrice (traduire : "virer la vieille peau").
[...] Je dois reconnaître que jamais en France, même à ma grande époque de faste et de lucre, je n'avais fréquenté pareilles merveilles. Ce ne sont plus de canons, ni des avions, ni des bombes atomiques; ici il faut parler de missiles nucléaires, d'armes de destruction massive, de fusées interplanétaires. La base de lancement des vaisseaux Soyouz n'est pas à Baïkonour mais à Moscou ! La plupart des français qui s'installent dans votre ville ne peuvent plus rentrer chez eux : ils savent pertinemment qu'en France, jamais ils n'auraient accès à des filles de cette beauté. Elles ne leur adresseraient tout simplement pas la parole, ils ne les croiseraient même pas : en France, les très belles femmes vivent dans un ghetto parallèle, protégées du harcélement de manants par des barrières invisibles. Ici, on les ramène chez soi par paires, ou en grappes. J'ai rencontré un français qui n'arrive plus à faire l'amour à une seule fille à la fois. «Une seule femme dans mon lit ? J'ai oublié comment on fait !» Les plus ravissantes autochnones n'ont qu'une envie : qu'un riche en tombe amoureux, ou à défaut qu'un étranger les emmène en voyage. Mêmes leurs râteaux sont agréables !
[...] Les tentations étaient innombrables mais je ne devais pas traîner : l'Idéal avait besoin de nouveaux emblèmes, on devait renouveler le stock de pommettes saillantes et de bouches rouges. La standardisation des désirs n'attend pas. La demande était très forte, on en avait besoin pour les catalogues, les dossiers de presse, les encarts, les dos de kiosques et les teasings à échantillon détachable. Natalia Vodianova ne pouvait pas tout faire; il fallait de nouveaux modèles, moins chers, moins célèbres, plus disponibles. J'avais des faces à moudre ! Je devais faire tourner les visages de l'industrie des pots de crèmes hydratantes nutritives gluco-actives.
[...] Comprenez-moi bien, la femelle diaphane est indispensable au bon fonctionnement de l'économie capitaliste, et elle doit changer souvent : le turnover des apparitions romantiques augmente les bénéfices nets. Malheureusement les mannequins ne gardent pas leur pureté très longtemps. Un jour ou l'autre, nos tops finissaient par se taper un footballeur bagarreur ou un acteur alcoolique, ou bien l'appareil photo d'un téléphone portable les surprenait en train d'inspirer un trait de poudre dans une backroom, avant de plonger dans un caniveau.
[...]Je cherchais les "green" (c'est ainsi que nous appelons les débutantes, mais on dit aussi "new faces" à Moscou ou à Saint Pétersbourg, à la sortie des lycées de Smolenks ou Tostov, voire dans les écoles de théatre de Novossibirsk, Tcheliasbinsk, Koursk, et les charcuteries de Mourmansk, Ekaterinbourg, et les universités d'Oufa, Samara, Nijni-Novorog, n'importe où dans la fédération de Russie parce que c'était dans ce pays mutant que les visages les plus vierges commettaient l'imprudence de naître. Evidemment la plus célèbre était toujours celle d'à côté.
[...] J'étais payé pour visiter des réserves de femmes. La plus mutine était toujours la prochaine et malheureusement dans certaines régions reculées de l'ex-URSS, la voisine est souvent très loin : il faut prendre des trains gelés ou des avions rouillés. C'était comme une quête impossible, dont le graal serait une nymphe. Comment être satisfait un jour ? Dès que je photographiais une pauvre paysanne insupportable de perfection, j'entendais parler d'un village fantôme où une patissière avant enfanté une princesse, puis d'une vallée paumée où une roussalka hantait une rivière, ou bien d'une cour d'immeubles délabrés au fin fond de la gloubinka où étincelait une fille en baskets au milieu de moujiks éthyliques. Et quand je remontais dans un vieux Tupolev 124 de la Sibérian Airlines sur le point de se désosser en plein vol entre Dniepropetrovsk et Dnieprodzerzhink,
L'hôtesse qui me tendait ma carte d'embarquement
Était un sosie de la belle au bois dormant.
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