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FЯÉDÉЯIC BEIGBEDEЯ

AU SECOUЯS PAЯDON

mai 2007

 

Extraits...

 

Printemps
(VESNA)

« Le 29 avril, un orage lava à grande eau les rues de Moscou, l'air devint plus léger et plus doux, et, l'âme un peu apaisée, je ressentis une nouvelle envie de vivre.»

Mikhaïl BOULGAKOV,
Le roman théatral, 1966.

 

[...] _ Messieurs, notre but est simple : que trois milliards de femmes aient envie de ressembler à la même. Et mon problème est de trouver laquelle.

[...] Comment, que dites-vous, mon starets ? Vous connaissez une belle ? Attendez un moment, pajalousta, laissez-moi sortir mon carnet de notes, je vous écoute, merci de me témoigner votre confiance, je vous jure que je vais changer, je ne veux plus être le même, vous êtes mon sauveur, je veux vivre autrement. Nom, prénom ? Doytcheva, Léna. Ça s'épèle comment ? Da. Elle est belle ? Allons bon, un ange de plus, il y en a déjà plein votre église ! Elle est tchétchène ? Tant pis, on mentira. Non, non, pas du tout mon père, je ne doute pas de votre jugement, mais avouez que la situation est un peu saugrenue : jamais je n'aurais imaginé que vous alliez me présenter la fille d'une fidèle ! Elle rêve de faire ce métier mais vous ne l'avez jamais rencontré ? Ma foi, les filles qui rêvent de gagner des millions à ne rien foutre sont nombreuses, mais cela n'en fait pas pour autant des Doutzen Kroes.

[...] Mais je convoquerai votre petite chrétienne. J'ai confiance en votre jugement. Un homme qui fréquente la Sainte Vierge doit forcément s'y connaître en pures adolescentes.

 

ÉTÉ
(LETO)

«Qui pourrait encore en Russie
Trouver de jolis pieds de femme ?
Longtemps je n'ai pu oublier
Deux pieds... je suis las, je suis triste;
Mais il m'en souvient; et en songe
Ils viennent torturer mon coeur.»
Alexandre POUCHKINE,

Eugène Onéguine, 1833

 

[...] Si la mémoire est écolo, je ne vois pas pourquoi la mienne refuse d'effacer le visage de Lena Doytcheva. Lena ne pollue personne.

[...] Izvinitié, mon père, pardonnez-moi, je me laisse aller au blasphème mais si vous aviez vu Lena, vous n'auriez plus de respect pour rien, pas même les sombres nuages suspendus au-dessus du monastère Danilovski. L'enfer consiste à être séparé d'elle une fois qu'on l'a croisée. Aujourd'hui je connais le moyen d'être heureux : ne jamais rencontrer Lena Doytcheva. A présent je sais que seul la mort me guérira, puisque Lena est immortelle. «Aimer quelqu'un c'est espérer en lui pour toujours.»

[...] Alors d'accord, je veux bien espérer en la petite Lena pour les siècles des siècles, à une condition : que je puisse me suicider à ses pieds.

[...] Je devrais vous détester votre grandeur... Comment saviez-vous qu'elle me plairait autant ?

[...] Le lendemain de ma visite, j'ai appelé sa mère au téléphone, et lui ai laissé un bref message : "Chère madame Doytcheva, dites à votre fille Lena qu'elle est convoqué au casting du concours Aristo Style of the Moment, à l'Hotel Europe de Saint-Petersbourg, le 23 mai à 15 heures. C'est le père Ierokhpromandrit de la cathédrale du Christ-Sauveur qui m'a donné votre numéro." Puis je l'ai oubliée. Maintenant je n'y parviens plus.

[...] Zut, je m'aperçois que je n'arriverai pas à en parler. Mes adjectifs sont malhabiles, ils tremblent d'émotion. Par où commencer ? La grâce n'a pas d'aspirité. Peut-être ses ongles. Ses ongles collectionnent les doigts, ils étaient posés comme des gouttes de rosée au bout de ses mains. Rongés, mais sans nervosité; grignotés. Les poignets osseux de fragilité grège : deux litchis ? Des avants-bras aux coudes, seul un bracelet lisse de métal argenté coupait la route de la soie. On sentait que le bracelet était trop lourd, presque difficile à porter pour ce poignet minuscule. Ses paumes méritaient chacune un psaume. Différentes teintes de blanc pâle, de rose clair, de beige poudré formaient un arc-en-ciel daltonien quand elle vous tendait la main, donc le bras, donc l'épaule cisaillée d'une bretelle de lingerie bon marché. Les épaules en guise d'abscisse, le soutient-gorge faisant office d'orsonnée : la beauté de l'ado adorée semblait un graphique sur papier millimétré. Les dentelles révélaient des dessous de petite fille sage qui vient de découcher et de se rhabiller en vitesse pour rentrer chez maman. C'était la Vénus de Milo en rajoutant des bras : les nichons petits mais aussi durs que ceux d'une statue, la poitrine de marbre, mais les cheveux volants; le même air penché et la même couleur d'immortalité, mais dont la blancheur de lys serait transpercée de bleu, irriguée de vaisseau translucide dans le cou comme le delta d'un fleuve. Sous la frange blonde , deux sourcils comme des paranthèses assoupies surmontaient le bleu des prunelles, le blanc des pommettes, le rouge des lèvres. Son visage arborait les couleurs du drapeau français ! Les dents étaient saines comme des amendes qu'on vient d'éplucher... J'ai regretté qu'elle n'est pas un morceau de persil collé sur l'incisive, qui m'aurait permis d'échapper à son emprise. On imaginait qu'elle ne se nourrissait que de pamplemousses roses pour avoir une incarnation aussi fraîche. Elle donnait envie de respirer plus fort ou d'être l'air pour entrer dans ses poumons et en ressortir par son nez sous forme de gaz carbonique, ou envie de voler devant le soleil mais pas comme une mouette, plutôt comme un homme qui pourrait voler en agitant les bras très vite, par amour. Ses cheveux étaient jaunes comme le lustre sous lequel j'étais vautré. Les joues rosies par le vent de la perspective Nevski lui donnaient l'air d'une enfant radieuse, avec une bouche de bébé et la santé d'une fille de ferme qui revient d'une sieste sur une botte de foin, avec ou sans palfrenier. Lena était comme le roi Midas : quand on la regardait tout se dorait, l'heure, son cou, ses jambes et ses pieds minuscules en pente sur des sandales cheap, tout, l'air qui l'entourait, même sa langue si on pouvait la voir se changeait en or. En la voyant on se sentait provisoire, fugitif, vieux, inconsolable. On voulait être un comprimé effervescent pour pouvoir se dissoudre dans un verre d'eau qu'elle boirait quand elle aurait la migraine : faire partie des bulles qui lui chatouilleraient la langue avant de supprimer son mal de tête. On avait envie de la regarder dormir pendant trois cents ans, en sachant qu'un tel spectacle ne pourrait jamais lasser. Ses yeux brillants étaient trop pâles pour qu'on puisse les fixer. Pourtant ses yeux crevaient ceux des autres. Ils perçaient tous les blindages. Impossible de deviner si elle allait éclater de rire ou se mettre à pleurer. Sa bouche était un papillon qui butinait entre son nez et son menton. Vous me direz : les papillons ne butinent pas. Et je vous dirai : ta gueule, mon sous-patriache, on voit que tu ne la connais pas, parce qu'avec Lena, les papillons butinent, et les agneaux feulent, et les aigles rugissent, et les orties hullulent, un point c'est tout. Entouré d'un foulard démodé, son cou était une brindille que Stendhal aurait aimé tremper dans du givre pour l'orner d'un collier de cristal. Les oreilles : deux aspirateurs à baisers, où dansait une perle méritée. A travers la mousseline on devinait les seins durs et mous, mous et durs (brefs : dours), qui bourgeonnaient, palpitaient, frémissaient, grandissaient dans la petite robe débardeur. Réservée comme un chat qui se méfie des intrus. Lena était déjà consciente de son pouvoir sans avoir encore eu le temps d'en abuser. La regarder était l'activité la plus délectable possible; voir Lena était une drogue mais surtout une torture, car on ne pouvait s'empêcher de songer à la douleur de la séparation. On la regrettait par avance : un si précieux joyau, bientôt cambriolé. Je me répétais intérieurement : "Allez, tu en as vu d'autres ! Tu ne vas tout de même pas t'amouracher d'une blondasse de quatorze ans, c'est pathétique ! Reprends-toi mon garçon !" Mais plus on se dit ce genre de chose, plus on s'entiche. La méthode Coué ne peut rien contre les coups de foudre. Étais-je ébloui par narcissisme, à cause de son menton ? En me penchant sur elle était-ce moi que je regardais ? Inutile de chercher à décrypter les miracles. Au moins, si j'avais été Narcisse, j'aurais eu une chance de me noyer en elle... Voici ce que Lena m'a appris : la plupart du temps, quand on se dit "je crois que je deviens fou", c'est qu'on l'est déjà.

L'idée que je devrais, à un moment ou à un autre, dans quelques minutes ou plusieurs heures, regarder autre chose, parler à quelqu'un d'autre, retourner à la vie normale, revenir à la vie d'il y a cinq minutes, la vie d'avant elle, la vie sans Lena Doytcheva, cette idée m'était insupportable. Lena est un rêve dont on ne veut pas se réveiller. Vous saviez tout cela n'est-ce pas hiéromoine malfaisant ? Vous saviez que ma recherche était terminée. Vous saviez que je risquais de revivre.

L'embêtant avec la résurrection, c'est qu'il faut mourir avant.

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