1 2 3

Rien de grave

Justine Lévy

Extraits...


Je néglige trop maman. Je pense à elle tout le temps, je n'ai même pas besoin de penser à elle pour penser à elle, elle est tout le temps avec moi, comme un poids, un remords, une présence douce, un grand désespoir, mais je la néglige. ...

Je me souviens du jour où elle m'a appris qu'elle était malade. ... - Mais qu'est-ce que tu racontes ? je crie alors. Qu'est-ce que c'est que cette salade de cancer ? ... "Tu m'en veux ? - De quoi, maman ? - De te l'avoir dit, d'avoir désobéi." J'ai envie de lui répondre t'es dingue ou quoi ? T'en vouloir ? à toi ? manquerai plus que ça ! je suis pas en sucre quand même ! qu'est-ce que vous croyez, tous ? on est plus forte à deux au contraire, à trois avec papa, faut arrêter de me prendre pour un bébé ! Mais j'ai trop peur de fondre en larmes, de ne pas arriver jusqu'au bout, de perdre pied, alors je dis juste non, c'est mieux comme ça, et je me laisse envahir par cette évidence nouvelle, que j'ose à peine formuler tant elle me fait l'effet d'un sacrilège : cancer.. chimio... maman a un cancer et la chimio lui a déjà fait tomber les cheveux... comment n'ai-je rien vu ? rien deviné ? quelle sorte de monstre je suis pour n'avoir rien senti ? pourquoi elle ? comment est-ce possible que ça lui arrive à elle ? est-ce qu'elle n'était pas insubmersible ? immortelle ? est-ce qu'elle n'a pas survécu à une ou deux overdoses, à toutes les variétés du suicide, au chagrin, à la folie ?

Parfois j'ai juste envie que Pablo se taise, ou qu'il s'en aille. Mais qu'est ce que tu veux faire, il me demande, en me voyant murée dans ma méchante humeur et ma mauvaise foi, qu'est-ce que tu veux faire de ta vie ? J'ai envie de rien, ce jour là, ni de l'entendre, ni de ne pas l'entendre, ni d'être tranquille, ni de ne pas être tranquille, peut-être juste être là et de fumer une cigarette, en tout cas pas de savoir à quoi va ressembler la vie et comment je vois l'avenir, parce qu'on en arrive toujours à ça avec lui et que là, maintenant, ça me donne envie de vomir, non, de dormir. "Rien je réponds entre mes dents, en regardant du côté de la forme floue sur le canapé. (Je n'ai pas mis mes lentilles. J'ai décidé pour l'énerver encore plus, de faire la méchante petite aveugle qui voit pas plus loin que le bout de son lit.) - Mais qu'est-ce qui t'intéresse dans la vie ? - Rien. - D'accord. Formidable... tu veux être passive, quoi. - oui. - Te laisser porter. - ouais. - Tu veux être une plante verte, un maillot de bain, tu veux être Mouna Ayoub. - Je veux qu'on me laisse tranquille", je crie. il ne répond rien. Il ne lâche jamais prise. On se connaît depuis quelques semaines à peine, mais il a le mode d'emploi, il sait que ça finit toujours passer, au bout d'un moment je redeviens normale, presque gentille, il n'y a qu'à attendre, faire le gros dos, ou peut-être que non, il ne l'a pas, le mode d'emploi, je confonds avec Adrien. ...

Pablo ne répond rien, il se lève du canapé et se met à marcher de long en large dans le grand salon vide. La première fois qu'il est venu chez moi il a dit oh là là c'est vide chez toi, avec une tête effarée. Et l'air de se dire, en même temps, qu'il allait y remédier. J'avais été étonnée, presque vexée, c'est vrai que c'était un peu vide, mais je trouvais pas qu'il y avait rien. J'ai aimé qu'il apporte vite ses affaires, ses affiches de corridas, ses bouquins, des tas de disques, en vrac, de chansons que je ne connaissais pas, il met le son très fort et ça ne me dérange pas, la seule chose que je ne veux pas c'est qu'il me demande de m'impliquer, d'aimer, d'apprécier, de sentir la différence, non ça vraiment je ne le veux pas, d'ailleurs il ne me le demande pas, il a trop peur de mon sale caractère pour me demander d'être gentille. ...

Non mais quel dingue, je me dis ! Il n'a pas compris qu'on ne contrarie pas une fille qui n'en a rien à foutre de rien et qui peut exploser à tout moment ? - " Alors je te quitte, je lui réponds. - Quoi ? - Je te quitte je te quitte je te quitte. - Tu es folle, Louise, tu es folle. - Va-t-en. - Non certainement pas. Je ne te laisserai pas dans cet état. - Mais quel état, y a pas d'état, c'est mon état, je veux être seule, tu peux comprendre ? seule seule seule seule seule ! - et pourquoi faire, on peut savoir ? - Rien ! pour rien faire, surtout rien ! - Ecris alors ! ou fais un collage, un film, une chanson, fais quelque chose de tout ça, t'auras au moins servi à ça. - Mais tu m'énerves avec ton enthousiasme, tu vois toujours le bon côté des choses, moi j'ai pas de bons côtés, c'est ça que t'as pas saisi, je veux être seule, rien attendre, rien espérer, dormir fumer des clopes manger hiberner, ne pas penser, ne pas réfléchir, laver par terre avec des lingettes Cif, jouer à Dinosaurland sur mon ordinateur, lire des vieux Elle, des vieux 20 ans, des romans que je connais par coeur, souligner toujours les mêmes phrases, regarder, la télé, boire du lait, manger du pain trempé dans du thé et danser toute seule parce que devant les autres je peux pas, c'est comme une partouze, c'est répugnant, de ne pas pleurer, ne pas rire, me faire masser, être caressée, sans réciprocité, inerte, le plus inerte possible sous les doigts de ma masseuse que je paie pour cet abandon là, ronronner, m'endormir ! ...

Arrêtre Louise, t'es pas drôle, maintenant. - je sais que je suis pas drôle, je te quitte. - Non, tu ne me quittes pas. - Si. - Non. Je t'aime. - C'est nul de dire ça, c'est la phrase la plus bête du monde. Moi je ne t'aime pas, je ne t'aimerai jamais, je n'aimerai plus jamais personne. - Il t'a bousillé Adrien. - Ca ne te regarde pas. - Ca me regarde. Parce que je t'aime. - Non tu ne m'aimes pas, je ne veux pas que tu m'aimes, j'ai le coeur tout sec, moi, tout rassis. - Je vais l'arroser ton coeur. Je vais l'arroser, tu vas voir. Viens, viens près de moi, là, voilà... - J'étais une fille formidable, moi, avant. Mais là, là, là... - Là, quoi ? - Là, je te gâche. - C'est lui qui t'a gâchée. Tu vas m'aimer, tu vas voir. - je suis fatiguée. - Mais non t'es pas fatiguée. - Dis-moi quelque chose de gentil... - je te le dis. - Merci, oh merci, j'en peux plus." C'est comme ça qu'on ne s'est plus quitté. Ca fait deux ans maintenant. Il sait qu'il ne peut rien me demander. Il ne sait pas grand chose de moi, mais ça il le sait, je n'ai rien à lui donner, je n'attends rien non plus de lui. Peut-être qu'il en souffre. Peut-être qu'il attend, qu'il pense qu'il va me guérir. ...

Pablo est gentil. Il fait semblant de comprendre. Plus d'amour ? il dit. Plus de mots d'amour ? Il reste tout le reste et le reste est immense, à commencer par les syllabes, la couleur de la voix, l'intonnation. ...

Et c'est vrai que quand il me dit Louise au téléphone, tu comprends Louise, tu m'entends Louise, quand il me parle le soir avec sa manière à lui d'arrondir les lèvres, Lou comme une caresse, ou une moue, et sa façon sur ise de bien détacher la syllabe et de bien montrer ses dents crayeuses qui ne réfléchissent pas la lumière mais l'absorbent, quand il dit Louise comme ça, je n'ai rien à lui reprocher puisqu'il n'a rien dit, et qu'il n'a pas prononcé les gros mots interdits, mais c'est comme un câlin volé, et j'aime bien. C'est un peu de la triche, d'accord. Mais c'est réglo. Je ne peux pas me fâcher. D'ailleurs je ne me fâche pas. C'est bon, juste mon prénom. C'est presque tendre. Il chuchotte mon prénom et c'est comme la douceur des choses qui me revient.

              suite...

1 2 3