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Extraits du livre de l'Abbé Pierre :
"Mon Dieu... Pourquoi ? "

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Pour quoi vivre ?

On me demande souvent : quel est le but de la vie ?

Malgré toute cette absurdité, j'ai pourtant une certitude qui me tient au corps depuis ma rencontre de Dieu dans l'adoration, alors que j'étais moine capucin. Alors, en tremblant, l'intelligence scandalisée, mais avec la conviction du coeur et de la foi, je réponds : le but c'est d'apprendre à aimer.

Aimer, c'est quand toi, l'autre, tu es heureux, alors je suis heureux aussi. et quand toi, l'autre, tu es malheureux, tu souffres, alors j'ai mal aussi. C'est aussi simple que cela. Alors je dis : la vie, c'est un peu de temps donné à des libertés, pour, si tu veux, apprendre à aimer, avec la certitude de devoir lutter contre le mal.

Sens de la création : que l'amour réponde à l'amour. S'il n'y avait pas ce point culminant où tout d'un coup deux libertés peuvent se donner et s'aimer, toute la création serait absurde.


Amour et bonheur

Je me suis rendu compte au fil du temps qu'il est important de bien distinguer le bonheur de l'amour.
Même si la joie qui accompagne l'amour est incomparable à toutes les autres et produit le plus grand des bonheurs, elle est fragile et n'empêche pas les souffrances. Aimer n'empêche donc pas de souffrir. Comme la Vierge Marie le disait à Bernadette de Lourdes, «En cette vie je te promets de t'apprendre à aimer mais pas nécessairement d'être heureuse tout le temps».

Naturellement tous les humains recherchent le bonheur. Mais vivre une vie chrétienne authentique ce n'est pas rechercher le bonheur à tout prix. C'est rechercher à aimer, quel qu'en soit le prix à payer.

En disant cela, j'ai bien conscience aussi d'une dérive qu'il convient d'éviter et dans laquelle bien des chrétiens très pieux sont tombés : celle du dolorisme. Contrairement à ce qu'on nous a toujours enseigné, le mérite n'a aucun rapport avec la difficulté. Le mérite se mesure à l'amour avec lequel un acte est posé et non à ce qu'il coûte (dolorisme).

Le dolorisme est une abomination et une caricature de la vie chrétienne qui consiste à rechercher de la souffrance, ou à s'y complaire, sous prétexte que Jésus a souffert. Non. Il faut simplement accepter la vie comme elle se présente, et si on ne peut pas éviter une souffrance, alors mieux vaut l'accepter avec amour que de se révolter ou la fuir en se refermant sur soi.

 

Face à la souffrance Bouddha et Jésus

Je suis hélas d'accord avec le constat fondamental que fait le Bouddha : tout est souffrance.
Fondamentalement la condition humaine est souffrance : on souffre physiquement, psychiquement, moralement. On souffre de ne pas posséder certaines choses, puis on souffre de les perdre ou de le craindre. Oui, la souffrance est notre lot à tous.
Mais en tant que chrétien je n'en tirerai pas les mêmes conclusions que le Bouddha. Pour lui, et d'après ce que j'en ai compris tant par des lectures que par mes discussions avec mon grand ami le Dalaï-Lama, il faut tout faire pour ne plus souffrir. Le but de la vie devient alors une ascèse et une éthique de vie exigeante qui vise à supprimer la cause fondamentale de toute souffrance : le désir.
Pour le disciple de Jésus, la voie est tout autre : il ne s'agit pas déliminer la souffrance de sa vie jusqu'à éradiquer tout désir, mais de réagir face à elle par le partage et l'offrande. Si face à sa propre souffrance ou à la souffrance d'autrui on entre dans une communion avec les autres, alors la lumière apparaît.
Combien de fois ai-je vécu cette expérience bouleversante auprès d'un grand malade., d'un homme désespéré. Le seul fait d'être en communion véritable avec lui apporte une lumière qui sublime cette souffrance. La souffrance peut donc être vécue comme un tremplin vers le partage. C'est toujours un mal et elle ne doit jamais être recherchée ou magnifiée. Mais ce mal peut conduire à des sommets d'humanité.

J'ai appris récemment qu'un psychologue très réputé, Boris Cyrulnik, expliquait cela à propos du développement psychologique de l'individu, montrant que certaines failles et blessures profondes de l'enfance pouvaient permettre une croissance de l'être et donc être considérés comme «un merveilleux malheur», selon le titre de l'un de ses ouvrages. C'est tout à fait ce que je crois pour la vie en général : toute souffrance surmontée est l'occasion d'une croissance d'être, d'un progrès dans la conscience.


Désirer

Le bouddhisme m'a fait méditer plus profondément sur la question du désir.
Aller vers la suppression du désir, c'est d'une certaine manière réduire la vie, la limiter. Je ne crois pas, comme le Bouddha, que le désir soit en soit un obstacle au progrès spirituel, je crois qu'il faut savoir orienter ses désirs.
Se laisser posséder par eux, peut en effet être très néfaste. Mais être maître de soi et orienter librement son désir vers ce qui nous fait grandir, vers ce qui est beau, bon, ce qui est noble, fait partie de la croissance spirituelle.

Je crois d'ailleurs que rien ne peut nous satisfaire pleinement sur terre car notre esprit, créé par Dieu, cherche Dieu. Le sachant ou non, nous courons après toutes sortes de satisfactions qui ne seront toujours que partielles car la satisfaction plénière ne pourra venir que dans la rencontre avec l'Eternel. C'est ce qui fonde l'espérance chrétienne. Certes on peut vivre sur terre des moments de plénitude : dans la communion avc Dieu ou avec les autres. Mais ce ne sont que des moments qui laisseront vite la place à d'autres moments où la communion sera moins forte, où on ressentira de l'insatisfaction.

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Abbé Pierre - avec Frédéric Lenoir
« Mon Dieu... pourquoi ? » octobre 2005