Sœur Emmanuelle
Jésus tel que je le connais
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Chapitre I
Pauvre et nu

 

Partager le vie des gens pauvres. Cette phrase là a secoué mon cœur. Maintenant, après coup, je comprends pourquoi elle m'avait tellement bouleversée : j'étais pauvre moi-même. A peine quatre mois plus tôt, alors que je jouais dans le sable d'une plage près d'Ostende, j'avais vu mon père disparaître dans les flots pour ne plus jamais revenir….


D'une façon confuse encore - car, petite fille évidemment, je ne comprenais encore rien à l'Incarnation - j'ai entrevu deux choses qui allaient me marquer pour le reste de ma vie : que le bonheur et la sécurité que j'avais vus disparaître en une seconde lors de la mort de mon père étaient remplacés par un plus grand bonheur et une plus grande sécurité apportés par un Dieu-Amour….

Ce que mon inconscient de petite fille avait compris, ce que mon intuition avait saisi - que Dieu se rencontre dans le dénuement -, j'ai pu le voir confirmer, bien plus tard, par une phrase de l'Evangile. Une phrase de l'Evangile de Matthieu qui me revient souvent : "Le Fils de l'homme n'avait pas une pierre où reposer ma tête. " Autrement dit : il couchait sur le sol nu comme on le fait encore en Palestine aujourd'hui. Et bien, la conscience qu'il y a, de par le monde, des gens, des enfants surtout, qui couchent à même le sol ou sur la paille, et qui sont donc l'incarnation de Dieu sur terre, a touché profondément la petite fille de bonne famille bourgeoise que j'étais. Si profondément que sur la lancée de cette intuition j'ai décidé, dès " l'âge de raison ", à douze ans, de tout quitter pour me faire religieuse. Et je le suis devenue…..

Il est une autre phrase de l'Evangile qui m'a toujours beaucoup interrogée, c'est quand Jésus dit à ses disciples : "Quand vous partez, ne prenez pas la moindre petite monnaie dans votre ceinture. Ne prenez qu'une seule tunique, pas de sandales. N'ayez rien et marchez. " Or, nous autres missionnaires, nous nous déplaçons avec des malles remplies de vêtements chauds et légers, et l'une ou l'autre commodité. Aujourd'hui, que nous dirait le Christ ? Personne n'a jamais su me répondre. Attention, que l'on me comprenne bien. La pauvreté elle-même ne m'intéresse absolument pas. Personnellement, j'aurais plutôt tendance à aimer le luxe et la belle vie. Ce n'est pas la pauvreté qui m'appelle, c'est le Christ pauvre. Dont la paille est devenue pour moi le symbole en signifiant que Jésus a voulu vivre avec les pauvres et non les riches. D'ailleurs, il le dit souvent dans l'Evangile : " Malheur aux riches " et " bienheureux les pauvres. " tout au long du Nouveau Testament ces recommandations reviennent comme un leitmotiv : " Laissez tout ", " Vendez tout ce que vous possédez ". Celui ou celle qui veut suivre le Christ doit obligatoirement passer par là.

Je sais. Ce n'est pas toujours facile à réaliser, sauf dans un bidonville où l'on est naturellement porté à vivre comme les autres, en partageant la miche de pain et le logis misérable. Combien j'aurais préféré finir mes jours au milieu de mes chers frères et sœurs chiffonniers. Mais mes supérieures ont insisté pour qu'à quatre vingt cinq ans je parte me reposer (je n'en avais guère envie…) dans cette maison de retraite en France….
Je suis donc entrée dans ma nouvelle vie d'"orante", priant de longues heures pour le monde. Voilà l'essentiel de ma vie depuis trois ans, bien nourrie, bien chauffée, disposant d'une petite chambre munie de tout ce qu'il faut, je mène presque une vie de pacha. Trop riche à mon goût, trop privilégiée. Dès que l'occasion se présente, je cède, avec joie, ma chambre aux amis de passage. J'ai visité à Assise la misérable cabane où s'est éteint saint François. C'est comme lui que j'aimerais mourir, la tête à même le sol, parmi ceux qui m'ont accueilli pendant vingt deux ans. Le " manque " que représentent les pauvres m'aspire toujours. Si mes supérieures, par extraordinaire, me donnaient l'ordre de retourner vivre chez les chiffonniers, je reprendrais l'avion dans les vingt quatre heures qui suivraient.
Mon idéal, le symbole de la paille, est devenu une partie de moi.

 

 

Chapitre II
Il m'aime, moi !

 

Aujourd'hui je me rends compte à quel point j'ai eu de la chance d'avoir été initiéé, dès ma petite enfance et grâce à ma mère et à cet abbé, à une religion pas culpabilisante du tout. Au contraire, ouverte aux autres, ouverte à la joie, axée sur le Dieu-Amour. On me dit qu'à l'époque c'était plutôt rare....

Mais il y a autre chose. Pendant très longtemps j'ai vécu dans la perspective de ce que j'avais ressenti lors de la première communion, c'est-à-dire : Jésus va m'aimer, je vais pouvoir le recevoir, si je fais des efforts pour être gentille et si je vais me confesser. Depuis relativement peu de temps seulement j'ai compris pleinement la signification du verset de saint Jean qui, dans sa première épitre précède celui où il parle des menteurs : "Quant à nous, aimons, puisque lui nous a aimé le premier." ...

Et voilà, ce n'est que ces dernières années que j'ai compris que "Jésus aime le premier" signifie que Jésus nous aime tels que nous sommes , gentils ou pas, "aimables" ou pas aimables. Depuis, je suis devenue beaucoup plus douce avec moi-même. Maintenant, quand il m'arrive d'avoir des pensées vaines ou orgueilleuses, je reviens vers Jésus en souriant. Je sais que de toute façon il m'aime comme je suis.
C'est incroyable ! Le Chris aime les gens tels qu'ils sont. Je crois même qu'il a un penchant pour les plus misérables, les plus rejetés. Dans l'Evangile, à qui s'adresse-t-il de préférence ? Aux femmes de mauvaise vie et aux bandits ! Moi-même, du fait que je me sente aimée par lui, qui est allé jusqu'à donner son sang et sa vie pour moi, je constate que je réagis de la même manière. Plus un être me paraît misérable, exclu, laid, sordide, pauvre, sans resssources, plus il m'attire. Au sens littéral du terme. En cela même s'il essaie de me nuire. Il m'est arrivé, au temps où je vivais chez les chiffonniers, d'avoir affaire à des hommes tellement écrasés par la misère qu'ils étaient incapables de croire que je puisse songer à les aider. Ils disaient du mal de moi. Je comprenais surtout qu'ils avaient trop souffert. J'estime que dans tout homme il y a un noyau : son âme. Son essence, tout ce qui fait de lui un homme. Et autour, il y a ses qualités, ses défauts, tous les produits de son éducation, de sa culture, de son vécu, de son environnement. Ce sont des "accidents" comme ont dit en métaphysique. Des accidents qui lui sont tombés dessus, et qui, très souvent, forment comme une espèce de gangue autour de son coeur. Comme il a raison, le poète persan quand il dit : "Fends le coeur de l'homme et tu y trouveras un soleil" ! Tout au long de ma vie j'ai rencontré des hommes durs, des hommes méchants, je peux dire qu'il n'y en a pas un seul chez qui je n'aie vu apparaître à un moment donné une faille laissant filtrer un rayon de soleil. Je me souviens, par exemple, de ce chef du cadastre hautain et méprisant, dans le bidonville du Caire, qui voulait me refuser l'autorisation de faire construire une école au milieu des ordures. Je l'ai simplement regardé en lui demandant : "Vous avez des enfants monsieur ? Et ils vont à l'école ?" Je l'ai eu mon autorisation !

J'en ai vu des enfants et des adultes se transformer. Un de mes voisins m'a fait remarquer qu"à peine quelques mois après mon installation dans le bidonville les rixes et les bagarres étaient devenues plus rares et que les hommes allaient moins souvent au café. Pourtant, je ne leur ai jamais prêché la morale. Je les ai simplement aimés et respectés tels qu'ils étaient, comme je l'avais appris à ma première communion. Attention, je n'ai rien d'angélique ! Il est arrivé que mon caractère entier et plutôt autoritaire fasse fuire certains collaborateurs. Mais c'est étrange : quand nous nous revoyons après toutes ces années, nous nous volons dans les bras. Le fait d'avoir aimé les mêmes gens nous unit.

Voilà, pour moi, c'est cela l'amour. Le vrai amour rend beau ce qui est laid et bon celui qui est méchant. L'amour est la plus grande force du monde car elle vient directement de Dieu, qui, lui, voit dans chaque être humain la part qu'il a créée à son image. Pour le père de Jésus-Christ, l'homme, même le plus abject, au dernier stade de l'humanité, à quelques chose d'aimable. Et ce n'est pas de la théorie. Moi qui ai beaucoup de volonté et qui me croit plutôt intelligente, si je ne baignais pas dans l'amour tel que nous l'enseigne le Christ, je me croirais assez volontiers supérieure aux autres. Mais les choses étant ce quelles sont, c'est impossible. Celui qui laisse Dieu vivre dans son coeur ne peut plus mépriser personne.

 

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