Sœur Emmanuelle
Jésus tel que je le connais

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Chapitre V
Jésus-Christ, maître en amour

Notre maîtresse des novices, était une femme à la fois intelligente, profondément chrétienne et réaliste. Elle s'était proposé comme objectif de transformer less frêles jeunes filles de dix-sept à vingt et un an que nous étions en «religieuses de choc». C'est-à-dire en femmes qui, sachant dépasser leur fragilité et leur sensibilité féminines, seraient capables de se donner, jour et nuit, aux autres. «Mes enfants avaient-elle coutume de nous dire, il vous faudra apprendre la science la plus méconnue du monde, la science de l'amour.» Et dans son esprit, bien sûr, il s'agissait non pas de l'amour si naturel à l'homme; l'amour qui cherche d'abord son propre plaisir, mais en ses propres termes, de «l'amour-don quii cherche en premier lieu le bonheur des autres». Cette forte femme m'a beaucoup marquée. Pendant les deux années de noviciat que j'ai suivi à Paris, elle a réussi à confirmer et à consolider l'intuition que j'avais eu dès ma petite enfance et qui fait toujours le coeur de mon être aujourd'hui : que mon affection toute vibrante pour le Christ et l'amour pour toute créature humaine représentent un seul et même élan.
On avait remis à chacune un petit volume contenant le Nouveau Testament plus les psaumes - dans les années trente, les fidèles n'avaient pas encore droit à la Bible dans sa totalité. En le feuilletant avec avidité, en l'annotant, en le méditant, j'ai pris connaissance du mystère bouleversant d'un être exceptionnel. D'un homme qui naissait, grandissait, travaillait, mangeait et dormait, comme tous les autres mortels. Et qui, en même temps, était le Fils de Dieu, l'envoyé du Père affirmant «Je suis la Vérité et la Vie.»
Peu à peu, j'ai commencé à découvrir, à travers ses actions et ses enseignements tels qu'ils nous ont été transmis par les Evangiles, ce qu'aimer veut dire, ou, plus exactement, ce que représente l'amour-don.
Ainsi, un jour, les scribes et les pharisiens - c'est-à-dire ceux qui, jusque là, faisaient la loi - lui amenèrent une "femme surprise en adultère". Dans le but manifeste de la pièger : «Maître, lui disent-ils, Moïse nous a prescrit dans la Loi de lapider ces femmes là. Et toi, qu'en dis-tu ?» La réponse de Jésus vint, cinglante, vibrante comme une flèche : «Que celui d'entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre !» Et, constate l'Evangéliste, dans une réflexion que je savoure particulièrement : «Ils se retirèrent un à un, à commencer par les plus vieux.» Jésus, resté seul avec la femme, sans doute tremblante de peur, lui dit : «Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, désormais, ne pèche plus.»
Dans le silence du noviciat je méditais souvent cet épisode. Quel homme ce Jésus ! Quelle manière extraordinaire de passer au-dessus des lois, parce que son père, comme il l'a raconté à Nicodème, l'a envoyé sur terre non pas «pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui» ! Lui qui, pourtant, «sait tout ce qu'il y a dans l'homme», qui connaît toutes nos qualités et toutes nos faiblesses; jette sur cette femme un regard venu d'en haut, un regard qui compatit. Et il nous demande de regarder nos proches de la même manière, c'est aussi ce qu'il dit à Catherine de Sienne : «Ne juge pas, mais compatis.» Ô Seigneur, priais-je, tu le sais, si j'avais été là ce jour-là, je me serais retrouvée du côté des pharisiens. Moi qui pense tant de bien de moi-même et qui suis si exigeante avec les autres, moi qui passe mon temps à juger, donne-moi ton regard de tendresse et de compassion !
Est-ce que j'arrive à faire mien ce regard ? Je crois qu'avec l'âge j'ai gagné en tolérance, mais Dieu seul le sait. Ce que je sais, en revanche, c'est que j'ai eu, à plusieurs reprises, l'occasion de braver la loi, de passer outre au jugement des hommes, notamment quand j'ai du défendre mes amis, les chiffonniers, face aux autorités.

La compassion, la tolérance, la miséricorde, le pardon en particulier, tous ces sentiments, tous ces gestes si difficiles à appliquer pour les pauvres hommes que nous sommes nous relient directement à l'amour de Jésus-Christ. Même si les protagonistes n'en sont pas conscients eux-mêmes. Un des gestes de pardon qui m'a le plus frappé fut celui d'un pauvre musulman que j'ai connu au Caire, Mohammed. Un matin, des voisins l'avaient trouvé couché par terre devant chez lui, inerte, lardé de coups. Quand je l'ai visité le lendemain, je lui ai dit : «Viens avec moi à la police. Tu dois porter plainte.» Mohammed a répondu d'une voix à peine audible : «Non, je ne veux pas porter plainte. Celui qui m'a fait ça ne savait pas ce qu'il faisait.» C'est extraordinaire ! cet homme qui, sans doute, n'avait jamais entendu parler de l'Evangile avait prononcé les mêmes paroles que le Christ en croix !

Il y a un autre épisode de l'Evangile qui me paraît capital, c'est le passage qui raconte l'attitude de Jésus à l'égard des marchands du temple. Elle est pour moi la preuve que l'amour peut comporter une bonne dose de colère. Avec sa Vie de Jésus, l'écrivain du XIXe siècle Ernest Renan a beaucoup fait pour répandre le cliché du "doux Jésus". C'est faux. Jésus-Christ étant un homme complet, connaissait aussi la colère. Rien n'est plus virulent que les apostrophes et les accusations qu'il lance à la tête des pharisiens : «"hypocrites"; "sépulcres blanchis", "vous prenez l'argent des veuves". Lorsque, entrant dans le temple, il voit une fois de plus les marchands et les changeurs qui sont là pour s'enrichir sur le dos des gens venus apporter leurs sacrifices, le sang lui monte à la tête. Il prend un fouet et s'écrie : " Ne faites pas de la maison de mon père une caverne de brigands et de voleurs !" Et il renverse les tables des changeurs.
Qu'est-ce qui est essentiel dans cette scène ? Qu'aux yeux de Jésus le temple soit fait pour la prière et que l'homme qui s'y rend doive être exclusivement tourné vers Dieu. Et pourquoi, peut-on se demander, Jésus n'a-t-il pas fait preuve de la même mansuétude que celle qu'il a montré devant la femme adultère ? Je crois qu'il y a plusieurs réponses. Dabord je suis persuadée que contrairement à l'opinion courante, lesdits "péchés de la la chair" sont les moindres aux yeux du Christ. Il l'a dit plusieurs fois aux pharisiens : «Les prostituées vous précéderont dans le Royaume.» Marie-Madeline, qui lui était si proche, était une prostituée : tout le monde le savait. Deuxièmement, lui qui est venu pour sauver les hommes comprend et pardonne tout, car il n'est pas venu pour les justes mais pour les pécheurs. Cependant il y a une chose qu'il ne supporte pas : ces marchands du temple se présentent comme des bons juifs. Or le "sépulcre blanchi", le pharisien, le soi-disant bon chrétien qui a une vie cachée, très différente de celle qu'il proclame, est un menteur. Jésus-Christ accepte que nous soyons de pauvres types. Comme la femme adultère à qui il pardonne, le voleur Zachée chez qui il descend, le bandit sur la croix à qui il promet le paradis. Jésus accepte toutes les faiblesses humaines. A une exception près, l'hypocrisie. Car l'hypocrite est celui qui veut paraître ce qu'il n'est pas. C'est le mensonge dans toute sa laideur.
J'ai fini par comprendre que cet homme, qui disait des choses inadmissibles au regard des lois de ce monde, s'était condamné lui-même. Aux yeux des autorités, aux yeux des juifs, aus yeux de nous tous en somme, il était allé trop loin. Ce juste devait mourir.

 

 

Chapitre VI
Passion de Dieu, passion de l'homme

 

Pourquoi Jésus s'est-il laissé tuer ? Déjà petite fille je n'arrêtais pas de me poser la question. Lui qui est tout-puissant, il aurait pu retourner les armes contre ses assaillants ou changer leur coeur et ainsi vivre éternellement sur terre; il en aurait fini avec la mort une fois pour toutes ! Pourquoi a-t-il dit à Simon Pierre : «remets ton épée dans le fourreau» ?

Combien de fois ai-je essayé de sonder ce mystère ? Jésus savait qu'il allait mourir, il en avait trois fois averti ses disciples... et il parle de glorification ! Il marchait vers le supplice le plus humiliant et le plus atroce qui existât à l'époque et qui était réservé aux esclaves : la crucification ! Moi qui ai tenu dans mes bras des bébés mourants du tétanos en d'atroces douleurs, je sais ce qu'est la souffrance ! Pourquoi tant d'innocents ont-ils souffert à travers le temps et l'espace, depuis Abel le juste, tué par son frère Caïn, jusqu'à Mgr Oscar Roméro, l'évèque abattu parce que défenseur des opprimés d'Amérique du Sud ? Pourquoi la Shoah, l'holocauste, où des millions d'hommes, de femmes, d'enfants ont été exterminés dans des chambres à gaz ? Pourquoi les atrocités commises ces derniers temps au Rwanda, en BosnIe ? Pourquoi, enfin, le mal est-il partout triomphant, vainqueur du bien .
Au cri angoissé de l'humanité, quelle est la réponse ? Je n'en connais pas, sinon que Jésus s'est laissé abattre, torturer, crucifier, il s'est mis du côté des faibles, des opprimés. Chaque fois qu'on se met de leur côté, on est à l'image de Dieu, qui a choisi de devenir un pauvre homme.

Dieu n'a pas voulu créer des robots téléguidés, une société à l'image du meilleur des mondes, mais des êtres libres, pouvant choisir l'amour ou la haine. Jésus tué par la haine, nous donne son «remède», l'amour : «Aimez-vous comme je vous ai aimés.» Il appelle Judas, qui le trahit par un baiser, «ami»; il écarte l'épée de Pierre; il refuse de vaincre par la violence qui écrase l'adversaire.
Il n'est pas de lieu sur terre où le gémissement du pauvre ne s'élève vers Dieu... Vers quel Dieu ? Un Dieu aveugle et sourd, indifférent et muet ? Ou un Dieu de «compassion» qui entre dans la «passion» de l'homme pour partager sa chair de douleur et de mort ? Tel est l'amour insensé de Dieu que nous révèle jésus-Christ, un amour «jusqu'au bout», un amour rédempteur pour libérer l'homme asservi par le mal. La douleur est à vivre avec le Fils de Dieu, pauvre avec les pauvres, souffrant avec les souffrants, «agonie jusqu'à la fin des temps» (Pascal)... en agonisant, c'est-à-dire aussi dans le sens grec du terme : en combattant. Entrer dans la compassion de Dieu, c'est aussi entrer dans sa lutte pour l'homme, pour la justice. Le Christ ne disait-il pas : «Malheur à vous, pharisiens hypocrites qui acquittez la dîme de la menthe et négligez la justice... » ?
Je sais. Le commandement de l'amour associé à la liberté de l'homme n'est pas facile à comprendre. Que de fois ai-je entendu : «Si Dieu existait, il n'y aurait pas de souffrance, il n'y aurait pas de guerre.» Ou encore cette dame âgée qui disait à une voisine : «Je ne sais pas pourquoi Dieu n'a pas encore voulu de moi.» Nous avons un peu tendance à mettre Dieu à toutes les sauces. Non. Ce n'est pas Lui qui décide du moment de notre mort. C'est notre tempérament, la manière dont nous vivons, ce que nous mangeons, etc..., qui en décidera. Cela dit, je comprends les gens qui, face à leur propre vécu et face à ce qu'ils voient dans le monde, rejettent l'idée de Dieu. On peut se poser la question : ont-ils été vraiment évangélisés ? je constate que beaucoup de gens que je rencontre ont une notion simpliste du christianisme. Il ne semblent pas avoir entendu parler du Dieu-Amour. Sur bien des points, je me sens aussi athée qu'eux. Moi aussi je refuse de croire en un Dieu autocrate, brandissant des commandement à suivre sous peine de châtiments éternels. Et moi aussi, parfois, quand je vois toutes les souffrances des hommes de par le monde, j'ai des moments de doute, voire de révolte, et je me rebelle contre Dieu, en l'apostrophant sérieusement. Maiss, en définitive, chez moi, se sont toujours la confiance et l'amour qui gagnent. Et je me souviens de la seule loi de Jésus-Christ : «Mes petits enfants, aimez-vous comme je vous ai aimés.»
Tout péché, en fin de compte, est un manque d'amour. Car le Christ nous a donné un seul commandement : «Aimez-vous les uns les autres.» Mais encore une fois, l'homme est libre d'accepter ou non cette loi; rien n'est imposé. L'homme peut, s'il le veut, porter son intérêt exclusivement sur son propre bien et son propre enrichissement. Quitte à écraser, exploiter, tuer l'autre. mais en refusant ainsi l'amour aux autres, il refuse aussi la relation avec Dieu.
Se révolter et lutter contre l'injustice, c'est entrer dans le coeur de Dieu, dans l'amour de Dieu, qui n'ajoute pas à la violence une autre violence, qui laisse l'homme libre, mais qui l'appelle à combattre pour que le mal recule, car Dieu est directement concerné par la passion de l'humanité : passion de douleur et passion d'amour. Dieu se révèle présent dans nos détresses et dans nos luttes contre l'injustice. Le Christ jaillissant du tombeau nous apporte une formidable espérance : «Je serai ta mort, ô mort !» Le choix de l'amour ouvre à la vie, l'amour est plus fort que la mort, il porte en lui, avec le Christ, le germe de la résurrection.
C'est ma seule réponse.

 

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