Sur Emmanuelle
Jésus tel que je le connais
Chapitre
IV
Vers un bonheur plus grand
Cepandant rien n'était réglé. Certes, toute petite déjà, captivée par un livre d'enfants sur les missionnaires, j'avais annoncé solennellement à ma famille, plutôt septique, que plus tard je serais missionnaire et martyre. Mais de fait j'ai vécu, pendant toutes mes années d'adolescence, dans une espèce de balancement de « pendule » entre le matin et le soir. Le matin, je goûtais une joie paisible et profonde - trop brève hélas - dans la prière silencieuse de l'Eucharistie. Après la classe, je me laissais emporter par un tourbillon de parties de tennis, de promenades, de soirées dansantes. Et de rencontres avec de jolis garçons. J'étais le boute-en-train de la bande. On s'amusait follement et j'étais très coquette. Mais parfois le soir, quand je rentrais à la maison, l'image de mon père me revenait, lui qui avait si vite disparu. Me sentant de nouveau envahi par un vide terrible, je me disais alors : « Que valent donc tous ces trésors de la terre ? Que valent ces plaisirs qui m'éblouissent ? c'est comme de l'écume; dans la main il ne me restera qu'un peu d'eau salée. »
Parfois l'appel se faisait plus insistant, plus précis. Comme par exemple ce passage de l'Evangile de Matthieu :« On présentait à Jésus les tout-petits pour qu'il leur imposât les mains en priant, mais les disciples les rabrouèrent. Alors Jésus leur dit : "Laissez les petits enfants et ne les empêchez pas de venir à moi; car c'est à leurs pareils qu'appartient le Royaume des Cieux." Puis il leur imposa les mains et poursuivit sa route. » Cette prédilection de Jésus pour les plus faibles me faisait rêver. Comme il serait beau de partir avec lui au service des petits, de « donner à manger à ceux qui ont faim ». Ça, c'était un absolu qui m'intéressait ! Je répondais alors à Jésus : « Oui, Seigneur, je veux me consacrer corps et âme aux enfants. Il y en a tant dans le monde qu'il faut sauver de la misère ! » Bonnes intentions, fleurs du matin desséchées au soleil de midi, dès que je retrouvais les distractions.Je me souviens. Un jour, n'y tenant plus de me sentir ainsi tiraillée en permanence, je finis par carrément hurler au Seigneur : « Enfin, oui ou non, m'aimes-tu ? oui ou non, veux-tu que je te suive en me consacrant aux enfants ? Alors, sors moi de ce dilemme. Fais-moi m'enfuir ! » Quelques semaines plus tard, ma mère, persuadée que, de toute façon, je ne tiendrais pas une semaine, me donna enfin l'autorisation de me présenter comme novice à la congrégation de Notre-Dame-de-Sion dont j'avais visité, à Londres, des foyers pour enfants pauvres qui m'avaient beaucoup impressionnée. Et c'est ainsi qu'un beau jour de printemps 1929 - j'avais donc vint et un ans - je sonnai à la porte du couvent de cette congrégation, rue Notre-Dames-des-Champs à Paris. Avec un sentiment de soulagement extraordinaire. Je me souviens encore de ma joie quand j'ai endossé, le premier jour, l'austère habit et la coiffe plutôt cocasse que portaient les novices à l'époque.
Regardant en arrière aujourd'hui, je pense qu'avec ma nature passionnée, cherchant toujours l'extrème en tout, j'aurais pu prendre un autre chemin. [....] Une jeune fille d'aujourd'hui ayant les mêmes aspirations que moi pourrait très bien s'engager dans une action humanitaire quelconque, partir dans le tiers-monde à titre professionnel ou bénévole, se faire assistante sociale. Pas moi. Moi, Madeleine Cinquin, avec le caractère que j'avais - et que j'ai encore -, j'ai eu besoin d'entrer au couvent et, ainsi, de devenir soeur Emmanuelle. Car si j'avais pu me lancer dans une action humanitaire tout en restant dans le monde, je crois que j'aurais eu trop de mal à résister aux tentarions de diverses sortes, le luxe, la gourmandise, les plaisirs faciles, voire les relations avec les hommes. Et je le sais, j'aurais été parfaitement malheureuse !
J'insiste. Il est essentiel que je fasse comprendre qu'en faisant ce choix j'ai opté pour un plus grans bonheur. Tout remonte toujours à Jésus-Christ et à la fascination qu'il exerce sur moi. Il m'a « eue » comme on dit. En le regardant, lui, je suis poussée à me dépasser et je suis heureuse. Comme dit le psaume : « rien ne saurait me manquer »On peut faire le parallèle avec l'amour humain. Quand on aime quelqu'un, on se donne tout entier. Or, ce qui m'inquiète, c'est de constater, surtout depuis que je suis revenue en France, que les gens d'aujourd'hui savent de moins en moins aimer, aimer vraiment, je veux dire. Que d''échos de divorces je reçois de la part de mes amis et correspondants ! Même après de longues années de mariage, l'un des deux partenaires - l'homme, la plupart du temps - rencontre quelqu'un de plus jeune ou de plus attirant , et hop ! il change de partenaire. Quitte à revenir à ses premieres amours, quand, par la suite, l'attrait s'émousse et que se profilent les vieux jours. Cela m'inquiète aussi de voir la facilité avec laquelle les jeunes d'aujourd'jhui, disposant souvent de tout ce qu'il faut pour assurer leur "liberté" - logement, argent, voiture, contraception -, peuvent se lancer dans les expériences amoureuses les unes après les autres. Alors que, bien souvent, ils sentent plus ou moins confusément qu'il y a autre chose. Mais qui leur donnera l'exemple, qui leur apprendra à approfondir une relation ?
Voilà pour moi le maître mot, la relation. Ce qui rend l'homme heureux, ce ne sont pas, comme voudrait nous le faire croire la publicité, les derniers gadgets à la mode, ni la richesse, ni le pouvoir, mais la qualité des relations qu'il entretient avec les autres. Pourquoi les Occidentaux perspicaces voyageant dans les pays du tiers-monde sont-tils si fréquemment frappés par l'air joyeux des "indigènes", même les plus pauvres ? Pourquoi moi-même ai-je pu vivre les années les plus heureuses de ma vie dans les bidonvilles du Caire ? en raison de la qualité des relations entre les membres de ces communautés. L'homme - la femme aussi - a un besoin de se faire aimer immense, de se faire aimer pour ce qu'il est et non pas pour la forme de ses oreilles ou la beauté de ses yeux. Et à son tour il a besoin d'aimer un être qui lui paraît digne d'être aimé. Nous ne sommes pas comme les animaux, qui eux, se contentent de manger, de boire, de dormir et de se reproduire. L'homme, tel qu'il a été fait par Dieu, est incapable de satisfaire son être profond à lui tout seul. Je n'ai de cesse de méditer sur ce contraste : en Afrique et en Asie, des enfants et des adultes meurent de faim. En Europe - comme ils me l'écrivent parfois -, il est des adultes qui meurent de manque de relations vivantes et constructives avec d'autres êtres humains. Pire que la solitude, il y a le vide. Ce qui explique, sans doute, l'explosion, chez nous, des animaux domestiques. Un grand nombre de Français, en particulier, reportent leur besoin d'aimer et d'être aimés sur un chat ou sur un chien. Et je les comprends : un animal ne comble pas, mais il peut calmer le manque.
Saint Augustin l'a bien dit : «Notre coeur est sans repos, Seigneur, jusqu'à ce qu'il repose en toi.» Parce que tout homme, quel qu'il soit, où qu'il soit né, a un vide, un "manque", comme celui que j'ai ressenti de façon si déchirante après la mort de mon père. Il faut qu'il regarde plus haut que ce qui est terrestre. A travers les douleurs et les joies que nous vivons ici, à travers l'amour humain qui peut, en partie, combler le vide, nous aspirons vers ce qui nous dépasse, vers Dieu.