Sur Emmanuelle
Jésus tel que je le connais
Chapitre
III
« Qui mange ma chair »
"Je baigne dans l'amour", ai-je écrit. Est-ce que cela ne relève pas d'une impardonnable présomption que d'affirmer qu'on baigne dans l'amour ? Pour quelqu'un comme moi, qui, depuis plus de soixante-quinze ans, se nourrit chaque jour d'une relation d'amour où l'important est l'Autre, je crois qu'on peut répondre par la négative. Mon secret ? L'Eucharistie - ce qui, en grec, veut dire "merci".
1920 la guerre est finie. Notre petite famille est revenue dans l'appartement de Bruxelles. J'ai commencé a étudier les humanités grécolatines chez les Dames de Marie. Mais la voix de Jésus, entendue deux ans auparavant, lors de ma première communion - "Mon âme est triste à en mourir" -, résonne encore dans mon coeur. Un soir, Julot, devenu Jules, rentre tout excité de son école, l'école Saint Louis, en lançant : " L'abbé nous a dit qu'on peut communier tous les jours maintenant ! " Déjà, dotée d'un sacré petit caractère, je lui rétorque : "C'est faux. On ne peut communier que le dimanche." Jules ne se laisse pas démonter : "Dis-donc Madelon, tu sais mieux que le pape peut-être ? - Quel pape ? - Pie X pardi. Il a déclaré que les chrétiens bien disposés pourraient communier tous les jours."
Tous les jours ? Mais c'est le rêve ! Il m semble entendre la voix de Jésus qui me dis : "Veux-tu venir à moi tous jours ?" Oui, Jésus, c'est d'accord. A partir de demain je me lèverai avant tout le monde, dès que la cloche de l' Eglise Saint-Nicolas sonnera - à sept heures moins le quart, avant d'aller à l'école.
Volage et versatile comme je l'étais, personne n'a voulu me croire à l'époque. Le plus étonnant est que depuis toutes ces longues années j'ai tenu bon. Même pendant mon adolescence; alors que le soir j'avais des distractions plutôt mondaines, je me débrouillais pour ne jamais "rater" la messe. Et pour cause : chaque matin j'avais l'impression de courir vers un rendez-vous d'amour ! Je disais, avec l'épouse du Cantique des cantiques : "Entraîne-moi sur tes pas, courons !" De l'âge de vingt et un ans jusqu'à soixante deux ans, bien sûr il n'y a pas eu de problème. Au couvent, la messe était célébrée quotidiennement. Mais à mon installation au Caire, la pratique est devenue presque acrobatique. Surtout dans le deuxième bidonville où j'ai vécu, celui de Mokattamam situé près des carrières dont on dit qu'elles ont servi à la construction des Pyramides. Dès cinq heures, alors que dans la nuit glacée les "chiffonniers" attelaient leurs ânes et leurs chariots pour aller ramasser les ordures au centre de la ville, je dégringolais la colline pour attraper le vieil autobus poussif qui m'amenait dans le quartier de l'église des jésuites. Saluée par des aboiements, des braiments et des grognements d'animaux se réveillant, je me tordais parfois les pieds dans des trous parmi les ordures. Mais mon coeur de vieille femme batait au même rythme que du temps de mon adolescence. Rien n'a changé. Encore aujourd'hui, tous mes amis savent que je n'accepte aucune invitation hors de ma maison de retraite si elle n'est pas assortie, à un moment ou à un autre de la journée, d'un rendez-vous eucharistique dans une église située pas trop loin.Je me suis souvent interrogée : d'où me viens cette fascination pour l'Eucharistie ? J'ai cherché et trouvée la réponse dans l'Evangile de Jean. Après avoir accompli le miracle de la multiplication des pains; Jésus dit à la foule qui le suit : "Je suis le pain vivant descendu du ciel [...]. Ma chair est vraiment une nouriture et mon sang vraiment une boisson. Qui mange ma chair et bois mon sang demeure en moi et moi en lui." L'évangéliste raconte que dans la foule présente beaucoup se scandalisent. Je crois que si j'avais été là, près du lac de Tibériade, moi aussi je me serais détournée en haussant les épaules. Seulement voilà, il y a eu Pierre et les autres disciples, qui, eux, ne se sont pas détournés. Quand le Christ - qui ne force jamais personne - leur a demandé : "Voulez-vous partir, vous aussi ?", Pierre, à qui Jésus confia son Eglise, a répondu : "Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle."
La vie éternelle ou - pour l'esprimer en des termes plus modernes - un accroissement de vie et d'épanouissement, c'est exactement cela que me donne, depuis si longtemps, la communion de tous les jours. Mais je crois que l'attraction ne vient pas de moi. Elle vient de lui, Jésus-Christ.
"Il demeure en moi et moi en lui." je ne trouve pas d'autres mots que ceux de la Bible pour essayer de faire comprendre l'intimité de la relation qui s'est forgée entre lui et moi à travers cette chair consommée chaque matin. [...] Quand je me réveille, ma première pensée est : "Vite, debout ! pour une nouvelle journée avec toi Jésus ! " le soir, en m'endormant, je prie : "Merci, jésus, je crois qu'on a bien travaillé ensemble." Et quand je prends connaissance de toutes ces détresses humaines qui m'entourent, je l'apostrophe carrément : "Viens à mon secours. Parle, toi, à travers mes lèvres. Donne-moi ta tendresse pour consoler ! " Parfois on me demande quel est le secret de ma vitalité. Eh bien c'est lui, Jésus-Christ. Il est la respiration de mon être, la force de ma faiblesse, la joie de mon coeur. C'est lui qui me garde jeune et bouillonnante de vie, prête à courir au bout du monde pour venir en aide à un malheureux.Comme le pain se transforme, on ne sait trop comment, en chair et en sang, le corps du Christ se transforme, chez moi, en énergie pour me battre à la gloire de Dieu, qui est selon la belle formule de saint Irénée, "l'homme vivant."
Ceci est mon expérience personnelle. Loin de moi l'idée d'en faire un absolu. D'autres chrétiens se ressourcent d'une manière différente, notamment la plupart des protestants. Parfois je passe deux ou trois jours à prier avec les soeurs protestantes de Versailles. Sous la tente qui leur sert de chapelle, il y a une atmosphère de recueillement et d'adoration telle qu'il est évident que ce que je puise, moi, dans le sacrement de l'eucharistie, elles le trouvent, elles, dans la méditation et leur don total.
J'irai même plus loin : à mon avis, on n'a pas besoin d'être chrétien pour vivre le sacrement. Le sacrement, c'est quoi ? C'est un geste marériel érigé en symbole qui relie à l'amour de Dieu pour les hommes. Pour moi, un des sommets de l'Evangile, c'est ce passage de Matthieu qui raconte le jugement dernier : "Venez les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde. Car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger. J'ai eu soif et vous m'avez donné à boire. J'étais un étranger et vous m'avez accueilli nu et vous m'avez vêtu, malade et vous m'avez visité, prisonnier et vous êtes venus me voir." Et quand les justes, étonnés, demandent au Christ : "Mais, Seigneur, quand avez-vous été nu et affamé?" Celui-ci répond ! : "Ce que vous avez fait au plus petit de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait." Tous les grands saints le soulignent. Celui qui partage, qui se penche sur un malade ou un malheureux, touche le corps du Christ. Je connais des non-chrétiens qui, se donnant corps et âme à des causes difficiles, me paraissent d'une certaine manière bien plus "chrétiens" que moi. C'est évident : L'Eucharistie seule ne suffit pas. Si je me contentais de communier le matin sans approfondir, dans la journée, cet autre sacrement qu'est la relation avec les autres, je serais perdue.
Tout ce que je peux dire est que moi, qui me sens de plus en plus une pauvre femme faible, j'ai eu et j'ai toujours besoin de cette nourriture extraordinaire que m'apporte l'Eucharistie. C'est parce que je suis catholique que j'ai pu la connaître. Mais le Dieu tout-puissant dispose de bien d'autres moyens et d'autres voies pour faire découvrir aux hommes l'amour dont Jésus-Christ est l'incarnation.