1 2 3 4 5
Accueil

 

Courir à trente ans
Èditions Au Diable Vauvers, 2004 

Nicolas Rey

Histoire de Frank


Extraits...

Ne pas faire les choses à moitié. Prendre une douche. Changer de vêtements. Arriver en avance. Dans la rue, héler un taxi avec conviction. Oublier les répliques habituelles pour mieux les murmurer. Paraître le plus sincère possible. Choisir une table calme dans le bar à la mode que l'on a proposé sans trop savoir pourquoi. Faire en sorte que cette table offre une vue discrète sur l'entrée. Commander un verre. Sourire. Vérifier qu'elle n'a pas laissé un message de dernière minute. Un message de dernière minute signifie toujours la même chose. En fait, je ne viens pas. En fait, je refuse que tes lèvres se collent aux miennes, je refuse ton sexe dans ma bouche, je refuse de soupirer sous un corps nouveau, en fait, je refuse de devenir folle, je refuse ton visage gêné à l'instant où ton cerveau inventera une excuse pour t'en aller, je refuse ma jalousie et ta future inconstance.

Pas de nouveau message. Elle va débarquer. Juste un peu de retard. Dix minutes. Rien. La moindre des choses. Observer les gens qui s'installent, les amoureux qui se retrouvent, les amis qui se racontent l'affreuseté du couple. Vingt-cinq minutes. Elle est probablement attardée dans la salle de bains, peut-être a-t-elle peiné à retrouver sa lotion pour les seins. Consulter ton portable. Un nouveau message. Une femme (la tienne) :
« Je voulais juste te souhaiter bonne chance pour ce soir, mon amour. c'est très courageux de travailler si tard. Je t'embrasse. Ne t'abîme pas trop les yeux sur l'ordinateur.»
Eteindre le portable. Commander d'urgence un deuxième verre.

À ce moment précis, toujours à ce moment précis, une fille arrive dans le bar qui ressemble à celle qu'on attend. De la main, on esquisse un signe que l'on regrette déjà. Mais la fille nous a vu. Elle baisse les yeux. On vient de lui faire peur. Nous sommes, à présent, une honte vivante. Finir le deuxième verre. Aller dans le répertoire téléphonique. Son portable. Messagerie. Ne pas laisser de message.

D'ailleurs peut-être qu'elle est presque là, peut-être qu'elle court sous la pluie, peut-être que ce matin sa première pensée fut pour ce rendez-vous, peut-être a-t-elle envie de toi, peut-être est-elle amoureuse, après tout, peut-être même qu'elle a entendu sonner son portable, et que, sachant qu'il ne pouvait s'agir que de toi, elle n'a pas pris la peine de répondre parce que cela ne sert à rien de répondre pour dire «j'arrive tout de suite». Peut-être que tu as raison depuis ton enfance. Peut-être que la terre est minuscule et qu'il est inévitable que tu croise cette fille un jour dans un couloir. Cette fille et personne d'autre.

Il existe une autre possibilité. Morte aujourd'hui. Accident de voiture. Rupture d'anévrisme. Suicide. Trop de bonheur. On ira à son enterrement. Un peu en retrait. En spectateur mystérieux. On l'aimera toute sa vie.

Peut-être se trouve-t-elle déjà dans ce bar et qu'elle n'a rien entendu avec la musique, peut-être son portable est-il en mode vibration. Se lever, scruter la salle. Vérifier sous les fauteuils. Enfin son numéro s'affiche. Un numéro étrange avec plein de zéros partout. C'est presque mauvais signe.
Un problème de famille. Un simple problème de famille. Une famille ? Quelle famille ? Sa mère. Sa mère, évidemment. Il faudra faire quelque chose, un jour, contre les mères. «Une autre fois, est-ce possible ?»

Commander un troisième verre malgré le regard du serveur. S'en moquer. Boire le verre d'un trait. Partir sans laisser de pourboire. Louer Presque célèbre en DVD. Ne pas réveiller sa femme. Prendre un cachet pour dormir. Voilà, c'est beaucoup mieux. À la semaine prochaine.

Un soir, Frank n'a plus mal au dos.
Un soir, la peur de s'endormir se calme et les matins valent presque la peine d'être vécus.
Il suffit de regarder la façon dont-elle plonge dans une piscine des Alpes-de-haute-Provence pour s'en persuader. On est heureux d'avoir tenu le coup jusqu'à cet instant là.

Elle est arrivée par hasard dans le couloir de l'entreprise. On lui a  proposé une entrevue le soir même. Elle nous a traité de tyran. On avait trouvé ça joli. Le soir d'après, un problème de famille, donc. Un café. Une mère. On avait pensé à Bénédicte toute la nuit.

Ensuite, il a suffit de la regarder faire. Un spectacle. Son visage fin, ses gestes amples. L'Allemagne et la France enfin réunies. Sa robe mauve, sa bretelle de soutien-gorge qui dépasse un peu, son corps de conquérante (ce sera pour plus tard), ses yeux sombres et vifs. Pour l'instant, on aime son visage au point que de se faire une idée de son corps ne nous intéresse pas vraiment. (...)

Nous montons. Un canapé rapproche nos deux corps. Le gouffre à quelques centimètres. Un gouffre calme, apaisé. Elle boit beaucoup. Je pense à ma femme. C'est une pensée lointaine, un rendez-vous chez le dentiste. Si tu embrasses cette fille, tu ne pourras ni mentir ni cloisonner. Si tu approches encore un peu tes lèvres de cette fille, les années qui viennent vont être modifiées. Le goût de ses lèvres. Les vies sont ainsi faites, elles tiennent le coup des décennies entières, puis basculent sur un baiser. Embrasser quelqu'un qu'on aime et qu'on ne connaît pas est une drôle d'idée. En faisant cela, on suppose assez facilement les bonheurs et les emmerdements à venir. Un départ étrange, confortable et doux. Ensuite, des nuits blanches, des ennuis par milliers, des lâchetés à résoudre. Ensuite, mais demain. (...) À l'aube, tu te retrouves rue de Charonne. Inutile d'écouter les messages alarmants sur ton portable. Savoure encore un peu. Ton costume de la veille, le même en un peu plus froissé. La même rue que la veille, en beaucoup plus familière. Tu as terminé ta nuit chez elle. Tu as terminé la nuit chez Bénédicte. Ce matin, vous avez refait l'amour. Il est sacrément agréable d'aimer quelqu'un au  point de refaire l'amour avec le lendemain matin. (...)

Certaines personnes, à Paris, ne se séparent jamais. Ce sont des victimes volontaires de la "vie en couple". Des héros ou des lâches selon l'heure des repas. Dans la salle de bains, une victime volontaire de la vie en couple écoute le dernier message de Bénédicte sans oser répondre pour ne pas faire de bruit. À Paris, le soir, les mots d'amour s'échangent en fraude dans les salles de bains avec un téléphone portable. C'est la raison pour laquelle vue d'avion, la ville scintille à ce point. L'homme regarde sa femme qui dort avec le sourire. À quoi rêve-t-elle ? De futures vacances ? Un week-end ? Je ne crois pas.  La femme fait semblant de dormir, comme tout le monde. Et les salles de bains qu'on allume le soir lui donnent envie de pleurer. (...)

Une poussette agace son oeil. Il songe à Bénédicte. Un enfant, après tout, pourquoi pas. En attendant, on devrait interdire aux couples qui se portent bien les vernissages, les terrasses de bistrot et tous les endroits où peuvent se perdre des gens comme Frank. Paris devrait être réservé aux dépressifs et inconstants. (...)

Frank sort dans la rue. Il fait son maximum pour prendre l'air. Les ruptures ne sont jamais des renaissances. Les choses se poursuivent sans vous. Frank est satisfait de sa "vie en couple". Il connaît bien sa femme. Il l'apprécie. Il ne faut pas se moquer. Apprécier, c'est important. Frank ne doit pas répondre à Bénédicte qui l'appelle sur son portable. Il doit laisser cette jeune fille sourire à quelqu'un d'autre. À Paris, un mobile qui sonne dans le vide est une histoire d'amour qui touche à sa fin. (...)

Un mot m'attendait sur l'oreiller de la chambre. Bénédicte n'exigeait pas beaucoup. Juste ce que je n'étais pas capable de lui donner. Bénédicte ne viendrait pas. Bénédicte demandait qu'on ne la rappelle plus. On comprenait. Même, on était d'accord. À sa place... non à sa place je serai venu. Mais je ne suis pas un bon exemple.

                    

1 2 3 4 5
Accueil