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Courir à trente ans
Èditions Au Diable Vauvers, 2004 

Nicolas Rey

Histoire de Vincent


Extraits...


Vincent a retrouvé le navarin d'agneau "une personne", les bières au bar d'en face, les prénoms de femmes qui se mélangent, le linge sale par kilos, le coup de fils des parents dépités, la virée au supermarché pour quelques vêtements propres. (...) Vincent a retrouvé Paris, cette ville magnifique. Vincent a retrouvé ces types qui se penchent trop près pour répéter tant de fois la même chose. Vincent à retrouvé les cuisines qui se ressemblent et l'appartement d'une fille au matin, parfois.
Vincent a retrouvé la possibilité d'aller voir des expositions formidables.

Un studio en location. Comme avant. Il a fallut faire vite. Réapprendre à se réveiller malgré les cachets. (...)

Dans l'entreprise, Vincent est de nouveau du côté des célibataires. Dans l'entreprise, les célibataires sont une minorité qu'on ne regarde pas. Trop de bons et de mauvais souvenirs dans le crâne du salarié en couple pour accepter de se frotter aux célibataires, à leurs actes imprévisibles, à leurs façons de prolonger l'heure des repas et d'être toujours un peu perdu la veille de Noël. (...)

Vincent s'assoit sur la moquette à quelques centimètres de l'arche de Noé.  Une autre fille s'approche du coin fumeurs. Une fille étrangère à l'entreprise. Elle sourit à Vincent en mettant une pièce dans le distributeur pour son Coca light. Vincent connaît ce visage. Ce visage lui inflige une douleur à l'estomac. La fille s'approche de Vincent. Elle se présente. Ils se parlent. Une camarade de Florence en stage ici. Une camarade de son ancienne femme. La fille s'adresse à lui en faisant des gestes amples. Vincent est incapable de l'écouter. (...)

Vincent appelle l'ascenseur pour qu'elle s'en aille plus vite. Le sentant noyé, la fille annonce, faute de mieux, que Florence et Antoine se porte bien. Sans méchanceté, sans sourire. Seulement pour que les joues du jeune homme retrouvent un peu de vie. Alors Vincent, tandis que les portes de l'ascenseur se referment, Vincent imagine que Florence se porte bien, au soleil, nageant dans une piscine, sereine, nageant dans une autre vie. (...)

Elle m'a demandé de lui déposer Antoine au Wepler. Est-ce que tu réalises ça ? Est-ce que mon fils est une étrille ? Un tourteau ? Je te demande ? Est-ce qu'elle devine à quel point j'ai progressé dans ma vie sociale depuis notre rupture ? Mademoiselle vit dans la même ville que moi maintenant. Je suis arrivé avec Antoine. Elle prenait un verre avec un type. Un ami, je te présente un ami, elle me regardait bien dans les yeux en disant cela. Est-ce que tu peux croire ça ? Est-ce que tu peux croire ce foutage de gueule, ce truc bidon, cette amitié à coups de bite ? Tu vois, je suis quelqu'un d'ouvert. Dans le dictionnaire, ma photo pourrait se trouver à côte du mot  «tolérance» que ça n'étonnerait personne. En plus, je suis un mec croyant. Très croyant. Je crois même en beaucoup de choses. Dieu, Satan, le hasard, les mouvements politiques et même les manifestations physiques et sportives, je suis capable d'y croire. Mais l'amitié entre un homme et une femme, va te faire foutre, je n'y crois pas. (...)

Les gens après une séparation, ils deviennent quoi ? Monsieur, j'aimerais un verre, je suis prêt à faire la roue pour ça. Non, je ne suis pas alcoolique, je bois tous les jours, c'est différent. Le voyage à Colombey-les-Deux- Eglises m'a donné envie de cul, une chambre s'il vous plait, c'est incroyable les restructurations, tous les gens restructurent, même chez eux ils restructurent, même leurs vies, ils restructurent. Ils font Vivendi chez eux, les gens, même moi j'ai restructuré, surtout ne bouge pas, j'ai un double appel, non, plutôt mourir que d'aller au Gibus, ta robe est incroyable, chérie, tu sembles être née avec cette robe, non jamais de longs trajets en voiture... (...)

... bonsoir, pardon, je m'appelle Vincent, non chérie, je suis célibataire avec un môme. Tu vois, tout est fait déjà. Je suis un rêve de petite annonce bel et bien vivant. Livrable clé en main. Si j'ai toujours vécu à Paris ? Mais je suis parisien, chérie, je suis parisien. J'aime cette ville, le pavé qui ruisselle après la pluie canal Saint-Martin, toute cette merde, j'adore. (...) Tu veux que je te dise, chérie, un vrai poète à autre chose à faire que de tirer la langue sur sa feuille avec un air appliqué pour pondre des alexandrins. Alors ce qu'il vous reste, du Bacardy même, je m'en tape. Bien sûr, que si on me demande, je suis prêt à travailler gratuitement pour un journal trotskiste. On est d'extrême gauche, oui ou non ? La médecine, ma chérie, la médecine et le progrès. Et le progrès, ma chérie, le progrès est d'extrême gauche. C'est scientifique que ça baise beaucoup dans les hôpitaux, la mort d'un côté, le sexe de l'autre, le mélange est immanquable. (...)

(...) Florence ? (sourire gêné), non, Florence, c'est fini depuis longtemps, vraiment ? Ah oui, tu croyais ça, comme c'est drôle, non, ça n'a pas duré très longtemps en fait, beaucoup trop de différence entre elle et moi. Elle n'aimait pas ce que j'étais, je n'aimais pas ce qu'elle était. Oui, c'est vrai que l'on s'aimait beaucoup. (...) Je préfère vivre comme je vis maintenant. (...)
Bah, disons que je mène la vie d'un oisif en action, je n'ai pas de travail fixe, mais je branche le réveil tous les soirs, et le matin, après mon thé, illico devant l'ordinateur, devant mon scénario, ouais le fameux, je l'ai recommencé depuis le début, c'est mieux... 

À présent, Vincent refuse de boire pendant la journée. Il avale un truc à la place, un palliatif qui ne fait pas bon mélanger à l'alcool. Vincent a envie de voir son fils grandir. Pour cela, il ne doit pas mourir tout de suite et passer outre la perte de cette chouette invention qui le faisait vivre sans qu'il s'en aperçoive. Vincent se cramponne à la solitude et aux horaires fixes. Il s'octroie un mois de vacances à la montagne, en hiver. Il ne baise plus. Dans un télésiège, son portable collé à l'oreille comme pour se réchauffer. Vincent apprend la deuxième grossesse de Florence. Un bon ami très informé.

Le dernier jour des vacances, Vincent se saoule avec les gens du village. Un alcool du coin. Vincent ne devrait pas boire. Dans l'hôtel luxueux où il dîne, Vincent, ivre mort, refuse de voir partir son compagnon de cuite. Un homme dont il ne connaît même pas le prénom.

Un médecin arrive à cause du bruit que je fais. Il débarque avec le responsable de l'hôtel. Avant qu'il ne me pique, je sombre. (...)

Je croise son regard lorsque, allongé sur le brancard, je passe devant la réception. La jeune fille d'hier soir. Le fantôme de Florence au lycée.
Elle m'offre un sourire.
Le fantôme de Florence m'offre un sourire.
Un vrai fantôme.
Un vrai sourire.

                    

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