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Courir à trente ans
Èditions Au Diable Vauvers, 2004 

Nicolas Rey

Histoire de Jean


Extraits...

 

Jean avec sa fille dans un restaurant chic. Jean lit l'Équipe. Le journal l'Équipe informe son lecteur sans chercher à le remettre en question. (...)
Émilie est du genre à manifester, à se battre pour une minorité ou contre une injustice sur un autre continent. La vérité à son âge ne connaît pas encore de prix. Pour l'heure, elle refuse de toucher à son plat du jour, se contente d'enchaîner les cigarettes et de demander à son père les débuts, les premiers voyages, les rendez-vous qui serrent le ventre.

Le Père poursuit la lecture de son journal. Il se concentre. Rien de méprisable à ça. (...)

Mais la fille est une enfant des sitcoms en vingt six minutes et des contes de fées. Elle insiste. (...)

Il y a deux semaines, Émilie a insulté son père sur une plage en normandie. Jean avait porté un jugement négatif sur sa vie sentimentale. Émilie trompait Jérome. Mais quoi, deux ans avec Jérôme, elle à Paris, lui à Rouen, le vendredi soir, Bruce et les mauvais garçons au Man Ray. Des mecs de 30 ans en pagaille. Des mecs de 30 ans assistants réalisateurs, responsables de sites web et créateurs de formidables publicités. Bertrand, ses cheveux blonds, son visage beau comme la nouveauté. Jean, sur cette plage en Normandie avait dit : Continue si ça te chante mais ton copain va l'apprendre. dire ça à Émilie. La plus futée des menteuses. Dire ça à Émilie, la vertuose du cloisennement. Jaloux. Voilà ce qu'Émilie avait pensé. Jaloux et terriblement âgé avec ça. (38 ans.) (...)

Ce n'était rien. Ce n'était pas prévu. C'était le mois d'août. Comment voulez-vous prévoir quelque chose à Paris au mois d'août. Jean avait dîné dans un restaurant des halles avec de vieux camarades. La serveuse était jolie et brutale. Elle avait cassé deux verres. La serveuse, comme souvent à Paris, n'était pas vraiment serveuse. Elle travaillait l'été dans ce restaurant pour partir dès septembre en reportage dans un pays en guerre. Bénédicte adorait la guerre, la vitesse et le choc frontal. Un vrai type dans ce qu'il y a de pire, malgré sa poitrine d'actrice italienne comme au cinéma.

Veste sur l'épaule, Jean avait marché avec les autres jusqu'au boulevard Sébastopol. Le groupe allait prendre un verre dans une boite de nuit. L'envie de voir à quoi ressemble la nouvelle génération. Jean n'avait pas trompé sa femme depuis très longtemps. Rien de moral à cela. Seulement aucune envie. La fidélité est une vertu qui s'exerce par défaut.

Entre les tables, parfois elle se penche pour écouter un type. Alors, on aperçoit son dos et le début de sa culotte blanche. On l'imagine enfant, les genoux écorchés, un BN dans la bouche en train de briser le coeur à de petits joueurs de foot. Ne bouge pas chérie, je vais nettoyer tout ça. Elle danse sur l'estrade. Elle a passé sa vie à danser sur du hip-hop. Les regards qu'elle jette sur la foule sont d'une grande lassitude. Elle veut devenir comédienne. Elle est capable d'enchaîner les abdominaux sans même s'en aperçevoir, de pleurer très vite et d'oublier juste après. Elle a seize ans. Elle s'approche de Jean. Sa bouche n'a pas encore de goût. Les adultes ont toujours un goût dans la bouche. Trop de calmants, de cigarettes, de petites trahisons, de nuits blanches à mourir de trouille. Trop d'années.
«Merci pour le verre.»
Jean ne répond rien. Jean est fatigué de répondre. La fille continue :
« Bientôt, avec mes rôles, c'est moi qui t'inviterai.»
Jean, dans un effort proche de la démesure :
« Bientôt, avec tes rôles, ce seront d'autres plus riches que moi qui t'inviteront.»
La fille :
« Tu veux qu'on s'en aille ?
- Non.
- Tu veux rester aux Bains-Douches ?
- Oui.
- Pourquoi tu veux rester aux Bains-Douches ?
- Par habitude.
- C'est vrai que tu claques la bise à Cathy Guetta ? C'est vrai qu'en réalité elle est aussi bête que dans les reportages ?
- Cathy Guetta n'est pas bête, elle est populaire, c'est différent.
- Pourquoi est-ce que vous recommencez chaque fois les mêmes erreurs.
- ...
- Pourquoi, dans un couple, la femme est toujours à la hauteur et l'homme toujours seul ? Pourquoi ces types écrivent-ils TOUS un peu les mêmes bouquins ?
- Ces types n'écrivent pas TOUS un peu les mêmes bouquins.
- Pourquoi est-ce que tu n'aimes pas aller au batofar ? Pourquoi tu es triste ? Allez, bois un verre, on va trinquer en se regardant dans les yeux.
- Je ne bois plus.
- Juste un verre
- C'est justement parce que je ne bois plus que je ne peux pas boire juste un verre.
- ...
- Si je commence à boire, tu peux garder dans ta main ton Martini. Si un jour je recommence à boire, tu vois, je recommencerai lentement, une Leffe sur une terrasse, une seconde ensuite pour faire monter l'ivresse juste ce qu'il faut. Après, je boirai dans les verres que les autres n'auront pas terminés. J'irai jusqu'à là, et le sourire aux lèvres. Je finirai tout et je finirai par retrouver mes yeux de fou. Je finirai le vinaigre de ta salade et la vodka de ton colonel et je demanderai que l'on vire de la table le sorbet au citron et qu'on me laisse juste la bouteille de vodka. Rien qu'elle et moi. Après, tu m'éviteras. Après, je pourrai tranquillement te regarder passer, ta démarche redeviendra inaccessible, comme celle d'une passante, comme la plus géniale des filles que la boisson t'aura fait devenir. Après, j'oublierai la peur de crever et je tomberai amoureux comme la première fois. A l'aube, je jouerai des médicaments pour survivre. Au réveil, je regretterai. Et, au bout de quelques heures, j'irai boire pour oublier que je regrette.
- Excuse-moi.
- Ce n'est pas grave.
- Non, excuse-moi, je crois qu'on m'appelle.

Jean quitte la boite de nuit une heure plus tard. Sur le chemin qui le ramène à sa voiture, il aperçoit la jeune comédienne. Il grimace :
« Tu veux que je te dépose ?
- Non, je préfère marcher.»

Jean accélère le pas. Jean est entièrement d'accord avec lui-même pour aller se coucher. mais il l'entend derrière lui.
«Et toi ?
- ...
- Toi, tu veux mon numéro de portable ?
- Je ne sais pas.»

Jean s'arrête. La fille griffonne son numéro sur un ticket de métro. Ses cheveux courts sont chatains clairs. Ses vêtements lui collent à la peau. On aimerait bien la voir se baigner, à cet instant précis, dans une fontaine blanche en plein troisième arrondissement.
Elle plante son numéro dans la poche de chemise d'un homme de 38 ans. Elle recule et regarde Jean. Elle se pince les lèvres en ouvrant grand les yeux. Certaines jeunes comédiennes sont très douées pour ce genre d'expression. Seul, Jean se retrouve une terrasse et commande une bière. Bientôt, des gens vont aller travailler. Il sourit. Bien sûr, cela ne change rien. Il est inconcevable que ces quelques minutes débouchent sur quelque chose de bien. Mais Jean persiste à sourire. Des chiffres sur un ticket de métro.
Une poignée de chiffres capables, en pleine nuit, de changer le monde un tout petit peu.

Émilie dérive au milieu de la piscine sur son matelas pneumatique flambant neuf. Personne n'est jamais mort dans son lycée. Elle trouve cela tout à fait normal. Un peu ennuyeux peut-être, mais tout à fait normal. Elle a déposé son MP3 sur son maillot de bain noir. au loin, les cris de la villa ont diminué. Le soleil l'aide à choisir ce qu'elle va porter pour la fête du soir. À travers ses lunettes fumées, elle voit sa mère approcher de la piscine, les doigts plaqués sur le front comme dans un mauvais rêve. Émilie décide de baisser le volume de son MP3 et regarde sa mère en plissant des yeux à cause de la lumière : « Ton père s'en va. J'ai appelé un camion pour qu'il dégage en même temps que ses conneries dans le garage. demain, on rentre à Paris.» (...)

Émilie se précipite dans sa chambre pour calmer le jeu. Elle choisit de prendre une douche avant de redescendre. Avoir les idées claires. Etre à la hauteur de la situation. Elle retrouve Jean sur le perron. Le camion est plein. La valise est fermée à côté du père. Il semble lui-même surpris par ce qui arrive. Une jeune comédienne. C'est affligeant. À peine croyable. Perdu d'avance. Émilie s'assoit. Elle n'a pas beaucoup de temps avant que sa mère n'arrive et se mette à hurler.
« qu'est-ce que tu en penses, toi ?» demande Jean. Émilie avait préparé une multitude de réponses, ironiques, destructices ou sévères même, comme arme ultime, un silence méprisant.
«Alors, qu'est-ce que tu en penses ?
- Tu l'aimes ?

Le père regarde sa fille.
« Est-ce que tu l'aimes répète la fille.
- Je ne sais pas. C'est trop tôt.
- Est-ce que tu l'aimes oui ou non ?, persiste la fille.
- Je ne sais pas. Elle est jeune.
- Mais est-ce que tu l'aimes ? insiste la fille.
- Oui, murmure le père.
- Alors, la question de ce que j'en pense ne se pose pas.
- ...
- si tu l'aimes, la moindre des choses est de tenter ta chance. Voilà ce qu'il faut faire. Tenter sa chance malgré les choses qu'on raconte.»

                    

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