Nicolas Rey
La clinique
Extraits...
Je m'occupais de la piscine le jour où il est arrivé. Je tournais et retournais autour du grand rectangle bleu avec une épuisette. J'enlevais les aiguilles de pin. Toutes les aiguilles de pin. Je n'aime pas rigoler avec les aiguilles de pin. Mes jours sont ponctués d'activités régulières, de siestes précises et d'aiguilles de pin à retirer. Ma thérapie se résume à un emploi du temps solide, un emploi du temps structuré minute après minute. Je pratique le nettoyage des parois et des skymers. Je pratique la marche et le jardinage avec une froide obstination. L'obstination calme m'aide à évacuer la pensée de ce qu'on va devenir. Je travaille de l'épuisette histoire d'oublier le regard de celui qui va mourir, les yeux qui s'accrochent et demandent encore quelques minutes. Toute cette merde. (...)
J'ai vu le directeur descendre dehors les mains dans les poches. L'air soucieux malgré le soleil. (...)
«Un problème éthique», m'annonce-t-il en me montrant l'inconnu d'un coup de menton. J'observe Louis, assis sur les marches du chateau, sa tête blonde penchée vers le bas, une valise à ses côtés, une mère qui patiente un peu plus loin. Une tête butée de gosse de riches.
«Les mères, quelle merde», ai-je murmuré.
L'historique amoureux du type inquiète le directeur. Seul notre groupe peut l'accepter, me confie-t-il. Il va falloir que j'en parle aux autres avant de prendre une décision. (...)
Notre petite affaire n'a rien à voir avec ce qu'ils ont vécu. Nous appartenons à une autre catégorie. Une catégorie pas facilement défendable. Vincent a quitté Florence. Depuis, il ne jure plus que par des noms d'oiseaux étranges et capricieux. Il est victime de ce qu'il convient d'appeler une culpabilité teintée de chagrin. (...)
Souvent je marche jusqu'à la piscine avec Marc. Il est toujours aussi doué pour reconnaître l'odeur du gin à des kilomètres. Il porte des Ray-Ban, une chemise blanche, ainsi qu'une main sur le foie. Parfois, il monte des pièces pour les patients de la clinique. (...) Marc était comédien. Depuis les choses se sont pas mal dégradées. Une fille rencontrée en classe de CM1, je crois. Je ne suis pas sûr d'avoir tout compris.
Je rentre dans la chambre de Jean. C'est une pièce toujours impeccablement rangée. Sur les murs, de nombreuses photos de Ludivine Sagnier coexistent. Ludivine est une actrice à présent célébre, que Jean a rencontrée dans une boite de nuit. Jean a tout quitté pour elle sans savoir que les actrices n'existent que sur écran. (...)
Ils nous arrivent aussi de faire un peu de sport tous ensemble. Par exemple, de courir jusqu'à l'entrée du chateau. Une course pour rien. (...)
Nous nous retrouvons tous les quatre autour de la piscine. Il faut choisir pour Louis. Chacun donne son avis :
- Vincent : «Alexandre aurait voté pour Louis. Donc, je vote pour Louis.»
- Marc : «Je suis tombé amoureux de Cécile en classe de CM1. Donc, je vote pour Louis.»
- Jean : «Un jour, Ludivine a eu l'âge de Clara. Déjà, elle devait être magnifique. Je vote pour Louis.»
Je suis allé dans le bureau du directeur :
«Nous le prenons, docteur.
- Parfait. Le vote a donné quoi ?
- Quatre pour. Zéro contre.
- je le savais. Vous expliquerez à Louis les règles de l'établissement. Pas de visite féminine. Interdiction formelle de conserver des lettres d'amour. Interdiction formelle d'écouter de l'opéra et de prononcer une phrase contenant les mots "Serge Regiani", interdiction de fumer une cigarette seul le soir en buvant un verre d'alcool de plus de 40°. Interdiction de téléphoner à une même personne plus de trois minutes. En ce qui concerne les textos, Frank, pas même en rêve ! Vous le savez.
«Et surtout, mais cela aussi vous le savez déjà, interdiction de lire des romans. En revanche, obligation de lire des essais, que des essais, rien que des essais, toujours des essais. Au moins un par semaine. Et n'essayez plus de m'avoir comme la dernière fois en vous procurant un document sur la nostalgie ou je ne sais quel autre soleil noir de la mélancolie. N'oubliez pas qu'il est essentiel pour votre équilibre de vous intéresser à Daniel Pearl, à la vidéosphère, aux religions, à la peinture abstraite, à l'islamophobie, aux neurosciences et à l'Afghanistan. C'est très bon l'Afghanistan, ça occupe.»
Nous n'avons fait le mur qu'une seule fois. Pour les vingt ans de la fille de Jean. Émilie avait invité son père à une grande fête. (...)
J'ai préparé l'arrivée de Louis sur la terrasse de ma chambre. Un infirmier me procure une bouteille de whisky tous les mois en échange de conseils. Je l'ai accroché la première fois avec Les locataires de l"été, un roman américain de Charles Simmons. Depuis, il me mange dans la main et me regarde comme un amoureux. Un vrai toxico. Moi, je ne lis plus. Je tente juste de revivre le bel affrontement, de déceler le moment où les choses et la raison ont basculé, la raison surtout. La belle raison. L'étudiante imbattable en églises romanes, peintures rupestres et guerre des six jours. Je n'ai rien vu venir. Au début, j'ai juste regardé faire, trouvant en cette jeune fille comme un concentré d'existance. Elle marchait vite et riait fort. elle n'avait pas peur de grand chose et encore moins de donner beaucoup. Je n'ai pas fait attention au piège de la générosité. (...)
Je trouve maintenant absurbe de manger sans cette fille en face de moi. Elle sentait bon après ses journées en bicyclette. Il fallait que je la quitte. Les choses ne se sont pas passées facilement. Elle est partie un matin. Elle s'est comportée de façon fine.
C'était à moi de savoir et d'être courageux. C'était à moi de jouer. Je n'ai pas su quoi faire de toute mes cartes. Le courage n'est pas le mot qui puisse me définir immédiatement. (...)
Je pensais m'en remettre. Il le fallait. Une épouse. Un enfant. Deux maisons, plein d'amis communs, vous comprenez. Je n'avais pas le choix. Je pensais m'en remettre comme d'autres se remettent de l'ablation d'un rein. Il faut que je cesse de surestimer la science à ce point. Bénédicte croyait aux cartes et en Dieu. Disons que le Bon Dieu croyait en elle. Disons que les cartes comme le Bon Dieu ont toujours raison. Je l'ai regardé présenter son passeport. Je suis rentré en voiture avec plein de bagages impalpables, au point d'en avoir tout le corps lourd.
Hier, ma mère est passée me voir. Nous nous sommes promenés longtemps sans parler. On ne sait jamais trop quoi se dire.
«Ta fille marche.
- Chouette
- Ta femme est toujours amoureuse de toi.
- Royal.
- Espères-tu un jour reprendre une vie sociale ?
- Je n'espère rien maman. Encore moins reprendre une vie sociale.»
L'infirmier arrive avec le gâteau de bienvenue. Notre groupe tente de chanter. On entame, pour déconner, une chanson interdite, Mathilde, de Brel.
Mon portable est sur la table, allumé.
Je ne sais pas ce qui m'a pris. L'alcool, sans doute. Il vibre. C'est exactement ça. Il vibre. Il tremble. Il revient à la vie. Il frétille. Il tourne un peu sur lui-même. Il est beau comme tout. Nous nous observons tous, bien conscients de l'interdit que je viens de transgresser. Normalement, les messages doivent être écoutés une fois par jour en compagnie d'un aide-soignant. Les autres me voient changer de visage. J'ai effacé son prénom, mais je connais les chiffres de son numéro par coeur. En une seconde, ils comprennent. Je laisse vibrer le bel engin en me bouffant l'intérieur des joues. Regards admiratifs. Deux bips annoncent qu'elle vient de laisser un message.
«Écoute-le, murmure Vincent.
- C'est interdit rétorque l'infirmier.
- L'interdit est derrière nous. L'interdit, hélas, on s'en moque», siffle Louis.
je regarde Louis, assez impressionné par sa facilité d'adaptation.
J'écoute le message.
Le message m'informe que Bénédicte est devant la grille du château. Elle veut qu'on puisse parler sans cris, sans hurlement, sans s'arracher les yeux.
Je me lève. J'embrasse sur le front chaque membre du groupe et marche lentement jusqu'à la grille de la clinique.
Je l'aperçois qui fait les cents pas devant sa voiture.
Elle semble nerveuse.
Je quitte la clinique.
Il va falloir que je reste calme.
Épilogue pour happy few.
Soixante-dix ans. Je n'ai presque rien vu venir. Soixante-dix ans et des médicaments pour le coeur. Des médicaments pour le coeur, franchement. de ma chaise longue, je vois Simon jouer avec mon petit-fils sur les graviers. Simon me déteste. Mon dernier enfant me déteste. Mieux que ça, il me méprise. Gosse, déjà, il avait honte de moi lorsque chez sa mère, il me voyait sourire le dimanche soir à la télévision. J'avais beau lui expliquer que les écrivains n'étaient que de simples bêtes de foire obligés de sourire, il ne m'écoutait pas. J'avais beau lui dire :
«Écrire est un métier aussi dégoûtant qu'un autre, Simon. Un métier où plus personne n'a le choix. Il faut aller aux signatures. Il faut faire semblant d'écouter les gens qui te parlent de tes livres sans tirer à balles réelles sur qui que soit. Il faut être capable de faire commerce de sa vie privée pour dix mille exemplaires de plus. L'époque "Modiano" est terminée, Simon. (...)
Depuis son divorce, Simon m'aime encore moins qu'avant. Je sens qu'il me reproche l'échec de son couple. Comme si c'était ma faute. Comme si c'étaient mes gènes qui lui avaient transmis l'impossibilité d'une vie sentimentale. Alexandra, ma quatrième femme vient de me servir une eau gazeuse ave un sirop de menthe sans sucre. Je ne mange plus ni sucre ni sel. Je ne fume plus. L'alcool n'est qu'un lointain souvenir, évidemment. Je ne parle pas des cachets, de la cocaïne ni d'autres beautés chimiques. Ils font partie des albums de mon ancienne vie. Je me réveille à 5 heures du matin. Je me balade sous les arbres de ma propriété. Mes journées sont plus longues que mes nuits. Je commence à aimer mes journées. Sans aucune raison valable, je voudrais rester vivant encore quelques années. (...)
Je m'enfonce dans un fauteuil avec en fond sonore la revue de presse de mon fils sur l'actualité du monde. Il se passionne pour l'actualité, les guerres civiles et la sauvegarde de la planète. À ma deuxième tisane de thym, il me reproche mon absence de position sur la MDLB, la "maladie du long baiser", un fléau qui est apparu en janvier 2033 et qui empêche les gens de s'embrasser sur la bouche sous peine de mourir dans les mois qui suivent dans d'atroces souffrances. Cette nouvelle maladie touche essentiellement les jeunes personnes. Pouquoi ? Parce qu'il n'existe que les adolescents pour s'aimer assez au point de s'embrasser plus d'une minute et trente secondes. Ensuite. Enfin, ensuite, tout le monde sait comment les choses se passent.
Maintenant, on distribue du film plastique dans les collèges, les lycées, les boite de nuit pour éviter les contaminations supplémentaires. Les animateurs radio lancent des campagnes publicitaires géantes afin d'expliquer qu'embrasser avec un film plastique procure un surcroît de plaisir à vos lèvres.
«Comment vivre sans embrasser vraiment des inconnus, Simon ?
- Cette question est inacceptable, Papa. En te complaisant dans cette pose pseudo-romanesque, tu te comportes en collaborateur, en écrivaillon réactionnaire.
- Pourquoi ?
- Se prétendre romanesque en ce moment est une attitude réactionnaire en soi.
- Mince.
- Songe, une seconde, à la détresse de la nouvelle génération, s'il te plaît.
- simon, calme-toi, il faut bien mourir de quelque chose.
- Ferme-là. En continuant à énoncer ce genre de phrase, on pousse à la mort peut-être des milliers d'adolescents. Voilà ce que tu es, Papa. Un assassin. Un réactionnaire. Un nazi.»
Un nazi. Moi qui ai chanté la Marseillaise sur le parvis du Trocadéro en avril 2002 avec Daphné Roulier. Simon n'était pas né et la France n'en menait pas large, à l'époque. (...)
Plus tard, Simon raccompagne la mère de Tristan jusque chez elle. (...)
Dans la salle de bain, je soigne les blessures de Nina. Il faut bien que quelqu'un s'occupe de cette jeune femme.
«Je suis désolée pour cette journée, mumure-t-elle.
- Taisez-vous. Nous sommes dimanche.
- Quelle différence ?
- C'est très bien un dimanche où il se passe quelque chose.»
Puis, alors que je prends soin de son genou avec du Cicatril et de l'alcool à 70° modifié :
- «Dites-moi Frank, d'où vient le caractère de Simon ?
- C'est-à-dire ?
- Son côté incorruptible.
- pas de moi.
- ...
- De Bénédicte en fait.»
Sa mère marchait vite, trouvait un job de serveuse en trente secondes et voulait que le monde s'améliore. Sa mère était capable de voyager en bus des semaines entières pour prendre une seule photo.
Elle avait un caractère de chien et fabriquait un drame toutes les deux heures. C'est le genre
de fille pour laquelle on faisait, le sourire aux lèvres, d'affreuses erreurs.
Comme un mauvais livre ou un bel enfant.

