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Courir à trente ans
Èditions Au Diable Vauvers, 2004 

Nicolas Rey

Histoire de Marc

Extraits...


Annie regarde sa voiture sur le parking de l'école primaire. Même trajet depuis quarante ans. Des dictées par centaines, des sorties scolaires, des contrôles surprises, des tables de multiplication à faire apprendre sans réfléchir, des millions de cris d'enfants, des parents d'élèves débiles et tant de fêtes de fin d'année. (...)

Du cake aux olives et des gobelets en plastique sont étalés sur une table de la salle polyvalente. On n'espère plus pareillement. Annie reste silencieuse durant la cérémonie organisée pour son départ à la retraite. (...)

Autour de la table, il ya surtout Cécile. Des yeux tendres, un charme sans artifice. Bien sûr, Cécile est restée au village. Bien sûr Cécile est mariée avec le fleuriste. Un fleuriste, pourquoi pas. (...)

Les gens embrassent Annie et s'en vont dîner. Cécile reste un peu. Annie lui murmure qu'elle se rappelle très bien l'année en question. Cécile rougit. Cécile a un époux, une fille, un fils un peu con, des crédits à rembourser. Cécile préfère s'en aller.

Marc se gare sur le parking à la place où son père venait le chercher. Il est des soirs où les gestes sont importants. Marc est en retard. Il répétait à saint-Denis une pièce conventionnée par l'État. Marc arrive à l'instant où Annie ferme l'école. Il l'appelle dans la nuit et tend ses bras vers elle. Annie est heureuse qu'il soit venu, à l'improviste, après la bataille, c'est tout à fait lui. (...)

Annie murmure à Marc que Cécile est passée. Miracle du regard de Marc. Annie décide de poursuivre avec un mensonge :
« Avant de s'en aller, elle est venue vers moi demander de vos nouvelles.
- Qu'a-t-elle dit exactement ?
- Cécile a dit exactement : «Avez-vous des nouvelles de mon grand amour ?»
- ...
Je crois qu'elle était venue pour vous voir surtout.» (...)

Marc est dans la banque. Comme à son habitude, il est angoissé. c'est un hypocondriaque du relevé de compte. (...)
aujourd'hui, son trac est différent. C'est un trac amoureux. Un trac amoureux dans une banque. Il aperçoit Cécile au guichet. (...)

Cécile le reconnait tout de suite. Ses doigts se raidissent un peu sur les billets qu'elle compte pour un nouveau commerçant.

Il ne faut pas rire. Marc est dans un état catastrophique. Il se tient maintenant face à Cécile. Sa pièce débute dans deux jours. (...)
- « Je voulais t'inviter à la première, jeudi soir. Une nouvelle pièce dans laquelle je joue. Une pièce politique d'Edward Bond.»

Marc lui tend l'enveloppe avec les places. (...)
- « C'est très gentil. J'essaierai de venir.
- Tu viendras ?
- Je vais essayer.» (...)

Cécile glisse l'enveloppe dans son sac à main. Ses lèvres frémissent. Jeudi soir, Cécile a son cours d'aquarelle. Une copine peut la couvrir. Mais jusqu'à quelle heure ? Mais pour quoi faire ? Jusqu'à quand ? Une pièce de théâtre à Paris et les enfants qui ont classe demain matin. Une heure trente de trajet en voiture . Toute cette dangereuse circulation. Cette difficulté à se garer. Ce théâtre que l'on ne connaît pas. Le mensonge à inventer pour son mari. Le retour forcément angoissant. Cette difficulté à s'endormir. La peur de se faire piéger. Le compteur kilométrique, l'éventualité d'un accident, l'impossibilité dans sa vie d'une petite sortie de route.
Tant d'efforts insurmontables pour vivre un peu.

Marc se fait maquiller. sa carrière de comédien compte un paquet d'années de chapitaux vides, de chaises qui claquent, d'hôtels deux étoiles, de manchons de poulet dans le TGV, de publicités radiophoniques pour s'offrir une semaine de vacances en Picardie. Marc croise le regard de l'ouvreuse qui fait "non" de la tête. (...)

Cécile est allée à son cours d'aquarelle. Ensuite elle a retrouvé ses enfants. (...) Elle a proposé à son mari d'aller au restaurant "pour se changer les idées", a-t-elle ajouté face à son visage sceptique.

Alors qu'elle commande un tartare de saumon en entrée, Marc se fait applaudir. Il retourne dans les coulisses. Il ferme les yeux. Il va retourner saluer. Il refuse de mettre les mains sur les hanches en souvenir d'Alain Giresse. Marc fait quelques pas en direction de la scène. Il va saluer pour Cécile, laquelle, au même instant, renverse son kir royal.

Une simple maladresse.
Le public quitte le théâtre.
Le serveur apporte un autre kir.
La simple maladresse vient d'être réparée.



Histoire de Louis

Extraits...

Faire vite. Sortir d'un cours de droit donné par une vieille femme (43 ans) à Assas. Courir jusqu'au métro et du métro au bus. Se précipiter jusqu'à se faire sourire soi-même. Etre mordu à ce point. Ne pas pouvoir attendre le résumé de minuit. Les escaliers, la porte, le canapé, la télécommande, Flavie sur son petit écran. C'est le jour des nominations. Si les autres locataires choisissent Eléonore, le monde s'écroule. Il faut se reprendre. (...)
Eléonore ne doit pas disparaître. Flavie le sent bien. La terre entière le sent bien. Et le rythme cardiaque de Louis s'accélère lorsque, d'une voix blanche, Flavie perce le silence de la villa :

«Comment ça va, les amis ?»
Les amis répondent qu'ils vont bien. (...)

En revanche, le Suédois a le teint pâle. Trois millions de téléspectateurs le savent bien. Le soleil ne se lève pas toujours en Suède. La Suède, pays du suicide où les jeunes boivent, dépriment comme en Finlande et lisent énormément. Lorsqu'il a terminé la lecture de tous les livres publiés dans le monde, le Suédois commence le tennis. Ensuite, il cartonne sur terre battue et gagne énormément de tounois. Mais ça ne le fait pas rire pour autant. C'est ce qu'on appelle le mal de vivre des pays nordiques. Un truc terrible. (...)

Notre homme est d'un naturel assez calme. Pourtant la semaine dernère, en lisant le journal intime de sa reine de l'ice-cream, Louis a découvert des choses horribles et difficilement supportable pour son système nerveux. Clara, dans son journal, avoue avoir un amoureux. Louis aimerait buter ce gosse, cet enfant de Matrix et de Steeve O. (...)

Je serai de retour vers minuit, normalement, sauf si changement de dernière minute... vous avez la chambre d'amis quoi qu'il arrive. Louis acquiesce. C'est un étudiant en droit bien comme il faut. Un baby-sitter qui inspire confiance. Un type formidable quoi qu'en dise la psychiatrie, les associations et les mères de familles nombreuses.

La mère justement, très âgée (39 ans), à mis au monde Damien et Clara. (...)

Louis pousse la porte du salon. Damien se jette dans ses bras. Il a fait louer par sa mère trois cassettes "pour qu'on regarde ensemble avec Louis". Damien va s'endormir au premier quart d'heure du dessin animé. (...)
La mère fait des gestes de pieuvre avec ses bras. Louis ne capte pas le son de la mère. Louis est en pilotage automatique. Il mime le baby-sitter avec Baffa au-dessus de son lit. Le cousin capable de feux de camp. Le type parfait avec les poches pleines de photocopies à colorier et de chansons fraternelles. (...)

Clara et lui, c'est venu tout de suite. Elle avait 9 ans. Le flash dés la première fois. Clara est arrivée derrière son dos alors qu'il dessinait un clown pour Damien. Depuis, le clown est dans la chambre de Clara. Louis pourrait continuer des heures sur Clara, mais des bruits familiers indiquent qu'il est temps de se taire et de brancher les pacemakers. Clara descend l'escalier. Pantalon blanc à même la peau, à faire mourir Britney Spears en personne, haut fuchsia qu'elle seule, Clara, peut porter. Clara descend. Sa petite frange, ses grands yeux verts, Louis regarde ça. Dans le salon, Damien dort. Le Stilnox est encore très efficace pour les moins de 8 ans. Clara en haut de l'escalier. Louis, en bas des marches, l'air indifférent. Surtout ne rien montrer. Si Clara réalise qu'elle lui a manqué, elle va le pourrir.

Regarder ailleurs. Non, mon frère, tu ne rêves pas, ses pas précipités sur le parquet du couloir, cette façon bien à elle de se jeter dans tes bras, de t'embrasser dans le cou, de serrer fort avec ses cuisses autour de tes hanches sans trop savoir pourquoi, de te dire : «Je suis si heureuse pour Eléonore.» Non, Louis, mon frère indéfendable, tu ne rêves pas, c'est Clara. Sa peau, son odeur de lait-fraise, ses bagues, ses colliers. Clara, 11 ans. «On mange», elle fait. Chez Clara, "on mange" signifie qu'elle va braquer tout un tas de choses dans le congélateur. (...)

Ensuite l'immuable ravissement. Elle laisse le récent massacre de bouffe sur la table de la cuisine et file dans la salle de bains. Il ne faut pas que Louis s'y rende tout de suite. Il faut qu'il arrive à l'instant où Clara hurle : «Alors, tu viens ?»
Alors, frère indéfendable, à pas lents, la salle de bains. Sur la moquette, son pantalon en vrac, son haut fuchsia, ses chausettes, sa culotte. Une culotte incroyable. Une culotte avec du violet, du jaune fluo et sur le devant, le dessin d'un petit animal sucré qui n'existe pas vraiment. Ne meurs pas tout de suite. Tu dois t'asseoir sur le tabouret et commencer ta lecture d'Harry Potter. Merci d'exister Harry Potter.
Harry, mon camarade, tu as redonné aux enfants le goût de la lecture et de l'extraordinaire.

Dernière partie de soirée. Louis soulève Damien endormi du salon jusqu'à son lit. À présent tranquilles, les deux amoureux s'installent avec un film d'horreur du choix de Clara. (...)

À minuit, le portable. La mère sera de retour dans trente minutes. L'école n'est plus finie. Louis donne l'info à Clara l'air de s'en moquer. À l'intérieur, comme chaque fois qu'il doit la quitter, à l'intérieur, le grand séisme. «Je vais me coucher, dit-elle, tu m'accompagnes ?»

Louis l'accompagne. Elle s'enfouit sous sa couette à toute vitesse, on ne voit qu'un bout de visage qui dépasse. Il est sur son lit, il la regarde :
«Il faut que je te dise quelque chose, Louis.
- ...
- J'ai un amoureux.
- Très bien.
- Tu n'es pas jaloux ?
- Je ne suis pas jaloux.
- Tu es sûr ?
- J'en suis sûr.»

Loui éteint la lumière, la mort au ventre. Il respire ses cheveux et l'embrasse sur le front. Pas trop longtemps. quand il atteint le pas de la porte, elle dit :
«Louis ?
- Quoi ?
- Avec aurélien, on l'a fait.
- Vous avez fait quoi ?
- On s'est embrassés.
- ...
- On s'est embrassé vraiment, si tu vois ce que je veux dire.
- Je vois ce que tu veux dire. Bonne nuit.
- Louis ?
- Quoi ?
- Tu veux qu'on le fasse ?
- Tu veux qu'on fasse quoi ?
- Tu veux qu'on s'embrasse ?
- Je viens de t'embrasser.
- Non, mais qu'on s'embrasse vraiment.
- Non, je ne veux pas qu'on s'embrasse vraiment.»

Notre héros retourne dans le salon. Portable. La génitrice. Louis ? Louis, écoutez, je sais que vous allez m'en vouloir, mais (gigantesque pouffement), un changement de dernière minute Louis, est-ce que vous pouvez dormir à la maison ? Oui ? Oh, Louis, vous êtes extra, mieux que ça, vous êtes un ange.

Louis s'allonge. Clara appelle. Sa voix lui donne envie de mourir. L'ange allume une cigarette et avale un cachet plus fort que celui de Damien.
Au premier étage, il entend la voix de Clara qui continue d'appeler. Louis serre un coussin contre son ventre. Les anges sont interdits de premier étage. Louis se lève et traîne dans le couloir à quelques pas de l'escalier, à sept mètres plus précisément de la rubrique faits divers.

« Alors, Louis, tu montes ?»

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Louis écoute un client âgé. Le client parle toujours des heures à l'avocat, persuadé qu'il est unique, convaincu que le procés va durer des semaines comme à la télévision. Le client se trompe. Tout le monde se trompe. Ce n'est pas si grave que ça.

Louis connaît le chemin jusqu'à l'entrée du lycée Jean-Baptiste-Say. Il l'a effectué à de nombruses reprises sans jamais s'y arrêter, en repérage. C'était trop tôt, il fallait attendre que Clara termine le premier trimestre de sa classe de seconde. Quatre ans. Quatre ans vus d'un type amoureux. Quatre ans, cela donne quoi en langage articulé ? (...)

Louis est en avance. Comme souvent les personnes qui redoutent une mauvaise nouvelle. (...)

Elle donne la main à un type qui porte un foulard palestinien. Ils parlent très sérieusement. Le couple passe devant le banc sans un regard pour Louis. Le visage de Clara n'a pas encore perdu son détail fabuleux. Un drôle de détail. On ne serait dire lequel.

Louis n'a pas la force de tenter un mouvement. Son travail de ce matin l'a fatigué.
Et puis, on ne peut pas faire grand chose contre les gens de cet âge-là.

                    

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