1-2-3-4-5-6-7
Accueil
LES PIEDS DANS LE PLAT
Michel Serrault
Extraits...
20 juin 2003
On m'adresse le "questionnaire" de Marcel Proust auquel j'ai répondu pour un journal chrétien. Je ne me souvenais plus d'avoir été aussi précis dans mes réponses. Finalement, ce n'est pas si mal...
Quel est pour vous le comble de la misère ?
Ma misère.
Où aimeriez-vous vivre
Dans mes personnages.
Votre idéal de bonheur terrestre ?
Le bonheur. Il passe. J'en respire des bouffées. Le bonheur qui s'étale sur soixante-dix ans n'existe pas... Le symbole du bonheur terrestre, selon moi, c'est un vieux Laguignole posé sur une table de ferme à côté d'une miche de pain, de noix et de pommes, un feu brûlant dans la cheminée. La simplicité. Et basta...
Pour quelles fautes avez-vous le plus d'indulgence ?
Toutes les fautes !
Mon indulgence est totale. Ah non, je ne vais commencer à mesurer mon pardon ! Je donnerais des notes aux gens, moi ? Je ne veux pas, je ne peux pas !
Quels sont les héros que vous préférez ?
Ceux de la Bible et de l'Évangile.
Quel personnage aimeriez-vous jouer ?
Monsieur Pouget.
Le héros de Jean Guitton dans son portrait de Monsieur Pouget.
Votre Saint préféré ?
Saint Vincent de Paul
Il s'est occupé des gosses comme moi. Je suis un enfant des "fortifs" du XIX arrondissement. Nous étions quatre enfants, ma famille était modeste. Lorsque nous avions du pain aux raisins pour Noël, c'était la fête ! Mon père travaillait durement, il était représentant en cartes postales. J'allais à l'école communale et au patronage. C'est grâce au patronage que j'ai pu faire du sport, aller au cirque, et -pour la première fois de ma vie- au cinéma. J'ai toujours été impressionné par la patience et l'amour de ces prêtres. Ils s'occupaient des enfants mais aussi des vieillards, des malades. Ils donnaient leur vie pour les autres. C'est peut-être pour cela que j'ai voulu être prêtre. Prêtre et clown. Finalement, j'ai été clown... Au petit séminaire, le supérieur m'a convoqué un jour. Il m'a dit gentiment : "Je crois que tu es plus fait pour le spectacle que pour la prêtrise..."
Votre philosophe préféré ?
Theilhard de Chardin
Je le lis en ce moment, enfin j'essaie... Je ne comprends pas tout. Je ne suis pas un intellectuel, moi, vous savez ! Theilhard m'a fait comprendre qu'il faut essayer de vivre dans le monde et pour le monde, et, en même temps, en être détaché. Être chrétien, c'est accomplir ces deux exigences.
Votre musicien favori ?
Bach et le grégorien
J'écoute Bach tous les jours, je ne m'en lasse pas. Mozart est d'une humanité débordante et déchirante, mais Bach, c'est le palier supérieur. On quitte la terre, on abandonne les turpitudes, on atteint une sorte de plénitude.
Votre instrument préféré ?
La trompette
J'en joue très mal mais j'en joue une demi-heure chaque jour, dans ma cave, pour garder mes lèvres en état de souffler, souffler...
Quelles sont les dix personnes que vous aimeriez inviter à dîner ?
Je m'en fous ! - Je préfère les rencontres imprévues aux rencontres programmées.
Votre qualité préférée chez l'homme ?
L'écoute.
Pour éviter d'avoir des jugements trop rapides. Chaque fois que j'ai été péremptoire dans mon jugement, je l'ai regretté. On peut se tromper, je ne suis pas un saint, vous savez : enfin pas encore...
Et chez la femme ?
L'écoute
Au fait, est ce que la femme écoute ?... Et la mienne ? Parfois, elle me dit : "Ça je l'ai déjà entendu" Ca fait cinquante ans, c'est normal...
Votre occupation préférée ?
Imaginer.
Qui auriez-vous aimé être ?
Mes personnages
Le bon Dieu n'a pas fait les choses au hasard, il m'a fait comédien... Cela me permet de me mettre à la place des gens.
Le principal trait de votre caractère ?
L'insatisfaction.
J'ai toujours peur d'être à côté de la plaque dans mon jeu et dans ma vie. Est-ce que je n'aurais pas dû vivre autre part ? Est-ce la bonne couleur sur les murs ? Ai-je taillé le rosier dans le bon sens ? est-ce que j'ai bien joué cette scène-là ? Je suis un maniaque du détail. J'ai vu récemment à la télévision le portrait d'un grand chef d'orchestre allemand. Après avoir dirigé plus de deux cents fois la symphonie fantastique , il relisait à nouveau la partition. Le journaliste lui demande : "Vous la connaissez par coeur, avez-vous réellement besoin de la retravailler ?" Il a répondu : "Oui, j'ai peut-être oublié quelque chose... un détail..."
Ce que vous appréciez le plus chez vos amis ?
Qu'ils m'écoutent ! - sans rire, leur indulgence.
Votre principal défaut ?
L'impatience.
Je veux tout connaître, tout comprendre. Bien sûr, ma femme vous dira que je suis bavard, mais, que voulez-vous, je suis comédien. Cela m'amuse de vous convaincre et de vous voir m'écouter. Je ne suis pas cabot mais... Voyez-vous, je suis plus comédien qu'acteur. Les acteurs se trimballent avec le même physique, la même façon de jouer, mais ils changent de costumes. Lino Ventura était un grand acteur. Le comédien, lui, peut garder le même costume, mais il devient quelqu'un de différent. Il conserve sa personnalité tout en devenant l'autre. Dans l'absolu, il peut tout jouer. C'est Michel Simon et Harry Baur. Moi, je veux faire des films où personne ne me reconnaît.
Votre rêve de bonheur ?
Faire le bonheur de quelqu'un.
Dans les moments les plus tristes, les plus gris, les plus vides, les plus pénibles de notre vie, alors qu'on se sent abandonné de tout et de tous, on peu encore, sans le savoir, servir à quelque chose : faire le bonheur de quelqu'un. Grâce à Dieu. On devient un instrument de Dieu, c'est très mystérieux. Dieu se cache en nous pour agir, dans les moments les plus désespérés, les plus pauvres.
Quel serait votre plus grand malheur ?
Perdre la foi.
(Silence)... et perdre un enfant.
Je l'ai vécu, ce malheur-là. Je n'aime pas trop en parler. Je ne comprends pas... L'incompréhensible souffrance. Mais je la partage avec les millions de personnes dans le monde qui perdent leur enfant. Je fais partie des humains qui pleurent... Je crois, mais je ne comprends pas toujours Dieu. Dieu est amour et des enfants se tuent en voiture, Il est amour et il y a le Rwanda. C'est le grand mystère. Je laisse ça avec un immense point d'interrogation. Je reste sans réponse devant la mort des innocents, mais j'affirme : Dieu est amour, c'est la clé de tout. Il ne faut pas se croire unique au monde. Personne n'est à l'abri du malheur, personne n'est différent des autres. Il faut partager la douleur et le bonheur, sinon on ne peut pas vivre. Partager la joie, le rire, le bonheur, et aussi partager la douleur...
Le fait militaire que vous admirez le plus ?
Le cessez-le-feu.
Si vous étiez élu président de la République, quelle serait votre première mesure ?
J'inviterais Serrault à déjeuner.
Votre regret ?
...
Mais le regret de quoi bon sang ? !!! Ah non, pas de regrets ! Chaque jour je repars de zéro, je me dis : demain commence.
Ce qu'il y a de plus important dans la vie ?
Accepter l'amour.
S'il vous restait une heure à vivre, comment la passeriez-vous ?
En prière...
... En me disant : Tiens, tu vas encore découvrir quelque chose !
Comment aimeriez-vous mourir ?
Chrétien.
On n'est jamais vraiment chrétien... C'est une direction qu'on prend. Le jour où on sera totalement chrétien, on sera rappelé très vite. D'ailleurs, moi, je ne me dis plus chrétien... je veux que ça se devine !
État présent de votre esprit ?
Accueillant.
Je hurle parce que nous passons notre temps à nous plaindre. C'est vrai, les grèves de métro, c'est embêtant. Mais, les amis, relevons la tête, voyons un peu plus loin que notre petite niche, relativisons un peu, d'accord ? Étendons notre sensibilité au monde. Ce qui n'empêche pas d'accorder de l'importance au détail dans la vie quotidienne, la plate-bande mal bêchée et l'égratignure sur la voiture. Allons au bout des choses, de chaque chose. Parfois, j'envie les moines, leur équilibre de vie. On s'agenouille devant le Saint-Sacrement puis on prend la bêche et on plante une patate...
Qui admirez-vous le plus ?
Les gens qui se sacrifient.
Pas forcément des gens connus. J'admire les gens simples, les anonymes généreux dont on ne parle jamais.
Votre passage d'Évangile préféré ?
La naissance du Christ.
Dieu qui devient homme... La présence de l'amour parmi nous, c'est une sacrée bonne nouvelle, non ?
Votre prière préférée ?
Mon Dieu, que votre volonté soit faite !
Tout le reste, c'est des commentaires.
Votre maxime, ou citation préférée ?
La liberté dans l'obéissance, l'obéissance dans la liberté.
C'est le summum, en tant que chrétien et en tant qu'acteur.
La fleur que vous aimez ?
La rose, les roses.
Le fruit que vous préférez ?
La pomme...
... la pomme, la pomme. (il savoure le mot, le roule en bouche, le délivre avec différentes intonations), la pomme, pom-pom, la pomme bien sûr. Pas la pomme calibrée, ronde brillante et dégeulasse qu'on trouve sur les supermarchés, non, la vraie pomme, biscornue, cabossée, couleur foncée, goûteuse... La pomme !
Votre plat préféré ?
La tarte... aux pommes, le boudin... aux pommes, les compotes... de pommes, pom-pom.
Vos poètes préférés ?
La vie.
J'aime la poésie qui se propose, pas celle qui s'annonce. Les recueils de poésie m'ennuient. La poésie, ça ne se décrète pas. C'est une façon d'ajouter quelque chose, de transformer imperceptiblement la réalité. Un tableau, de la musique, manger, jouer, tout peut être plein de poésie.
Vos héros dans la vie réelle ?
...
Plus on connaît les héros, plus on est déçu.
C'est pourquoi j'aimerais jouer le dernier des derniers. Je dirais aux gens : "Méfiez-vous, ne le prenez pas pour un minable, un salaud, je vais vous le faire aimer." Vous allez voir comment je vais jouer ça, oui, je vais vous le faire aimer... En tous cas, je vais essayer de vous faire comprendre que tout n'est pas si simple ! On m'a beaucoup reproché d'avoir joué le Docteur Petiot et de l'avoir rendu sympathique. Mais il était sympathique, ce docteur, sinon on n'aurait pas fait la queue à son cabinet ! Je suis très troublé par la coexistence du bien et du mal chez les êtres. J'ai envie de sauver tous ces personnages qui passent à ma portée. Bedos a dit un jour : "Serrault joue pour sauver ses personnages, moi c'est le contraire." C'est vrai : tous ceux que je joue, je veux les racheter. Que voulez-vous, ce sont mes convictions : je ne juge pas, je sauve.
Ce que vous détestez par-dessus tout ?
L'égocentrisme.
Ne pas voir plus loin que le bout de son nez, son pas-de-porte, son chien, sa voiture... ne pas voir plus loin que soi. Le plus grand mal de notre époque ? Se croire seul au monde.
La vertu la plus nécessaire aujourd'hui ?
La compassion et le partage.
Je ne suis pas un rebelle. Mes peines, mes incompréhensions, je les remets "in manus tuas, Domine." Entre vos mains, Seigneur, je remets mon incapacité à comprendre et à vivre certaines heures."


1-2-3-4-5-6-7